LE TRÉSOR DE CONSTANTINE
Constantine-de-Provence et la Chèvre d’Or
Résumé : Une cité gauloise implantée non loin de Marseille porte aujourd'hui le nom de Constantine. La légende attachée à ses ruines parle d'une "Chèvre d'Or" cachée par les Sarrasins. Les fouilles archéologiques viennent de confirmer la présence sur le lieu d'un sanctuaire celtique consacré aux puissances de dessous-Terre. Quel rapport peut-on trouver entre ce site provençal et Constantine d'Algérie ? La Chèvre d'Or n'est-elle qu'un souvenir des Arabes ? Pourquoi Nostradamus se réfère-t-il à Constantine ? De quel trésor s'agit-il ?
Sommaire :
I - Un Constantin, des Constantines...
II - La Chèvre d'Or, un souvenir des Sarrasins ?
III - Les vautours de Constantine d'Algérie.
I - Un Constantin, des Constantines...
Constantin le Grand à l’exemple d’autres princes fonda des villes et leur donna son nom. Les plus connues, Constantinople et Constantine, dressent encore leurs murailles de capitales romaines, qui furent à la fois bornes, balises, et trait d’union placés aux portes ouvrant sur les immensités asiatiques et africaines.
Tout a été dit ou presque sur Constantinople, seconde Rome. Constantine d’Algérie est plus modeste, mais son aura de cité royale se ressent encore. Par contre, Autun et Arles ont oublié la protection impériale qui les honora un temps ; elles cultivent le charme des sous-préfectures au riche patrimoine dont raffolent les touristes. (Pour mémoire signalons que l'actuelle ville de Miramas a été implantée vers 1837 sur un lieu-dit appelé Constantine pour une raison inconnue)
Il est une autre Constantine, ville morte cachée au cœur de la Provence maritime, quasiment inaccessible aujourd’hui, protégée par le maquis au bout de chemins privés.
C’est cette Constantine-ci que je propose à votre curiosité.
Un habitat fortifié et un sanctuaire gaulois
Située sur la commune de Lançon, au sud de Salon-de-Provence, au nord de l'étang de Berre, la citadelle de Constantine occupe le promontoire culminant dans la chaîne des collines de La Fare-les-Oliviers. Elle se dresse toujours face à son homologue de l’autre rive méditerranéenne.
L'oppidum de Constantine-de-Provence. Les tours et les courtines de la partie nord-est de l'enceinte du IIe siècle avant notre ère. Photo Lamblard.
Son enceinte, fortifiée de courtines et de tours, qui prolonge les escarpements naturels du relief calcaire, forme l'un des ensembles monumentaux indigènes les plus impressionnants de basse Provence.
Le site d'implantation, choisi par les Celtes méditerranéens qui construisirent ici leur habitat, est remarquable tant pour son approche stratégique que du point de vue ostentatoire.
Le paysage dégage une sauvage beauté. Ses rochers ruiniformes se dressent à l'horizon d'une route qui fut une dérivation charretière des antiques chemins reliant l'Italie à l'Espagne. La voie Aurélienne passa non loin des murs de l'oppidum et des villas gallo-romaines prospérèrent dans la plaine sur les bords de l'étang. On connaît là-bas un vieux moulin qui s'appelait Merveille.
Aujourd'hui, les vestiges de la citadelle surplombent des escarpements dont les arêtes blanches déchirent l'épais maquis de chênes kermès et d'argélas. Dans la plaine, l'Arc s'écoule en delta et se mêle à l'étang, et la source Durançole irrigue le domaine de Calissanne. C'est sur ses bords que fut trouvée la fameuse vasque votive offerte à Belenos, conservée à Marseille : << Gilliaco fils de Poreixios à donné à Beleinos >> ; les noms sont celtiques, Belenos était dieu des eaux salutaires. L'inscription serait du 1er siècle avant notre ère.
Du haut de la citadelle, on voit la montagne Sainte-Victoire dans le lointain et le Ventoux à l'opposé. Le regard embrasse l'étang jusqu'aux Martigues, jusqu'au chenal de Caronte.
De ce belvédère, on pouvait suivre le sillage des barques et le tracé des chemins sauniers, on apercevait le trafic des voies massaliètes qui sortaient du port phocéen par les brèches de la Nerthe.
Rempart de Constantine. Tour en cours d'éboulement. Le plus ancien état de l'enceinte gauloise date du IIe siècle avant notre ère. Photo Lamblard.
Le plan de l'oppidum, approximativement carré, et sa superficie de près de 7 ha en font l'un des plus vastes parmi les habitats perchés de la Provence Antique.
Bien que protégé par ses falaises et ses garrigues, et par son accès relevant d'une propriété privée sévèrement surveillée, Constantine a été victime au cours des siècles d'innombrables déprédations causées par les amateurs d'antiquités et les chercheurs de trésors imaginaires. Nous allons comprendre pourquoi.
Son enceinte protohistorique reste malgré tout l'une des plus belles fortifications indigènes du Midi. Les fouilles archéologiques de ces dernières années permettent de faire le point sur cet ensemble exceptionnel du patrimoine méridional, en attendant une fouille exhaustive de l'habitat.
Le rempart de Constantine
Nous emprunterons à Gilles Aubagnac la description des murs puisque son étude nous semble la plus documentée (Voir la bibliographie).
La section nord de l'enceinte est la mieux conservée, et la plus spectaculaire. Longue de 240 mètres environ, elle est renforcée par cinq tours encore debout. Les murailles ont une largeur de 3 mètres pour une élévation maximale de 5. Certains cônes d'éboulis laissent à penser que d'autres tours existaient peut-être à l'origine ; des auteurs anciens en ont compté davantage.
Chacune des tours est différente des autres. Elles se distinguent par leur plan, leur envergure et leur technique de construction qui ignore le mortier. Les courtines qui relient les tours sont, elles aussi, de types différents, en particulier par la taille des pierres utilisées.
Les carrières de pierre de Calissanne, exploitées de l'Age du Fer jusqu'au XIXe siècle. Les monuments de Roquepertuse ainsi que les boulets qui les ont détruits proviendraient de Calissanne. Photo Lamblard
Les pierres, soigneusement choisies et assemblées, sont de gros modules à la base des murs et semblent posées directement sur le rocher préalablement préparé. Les parements extérieurs montrent les blocs régulièrement calés par de petites lauses, comme cela se pratique encore dans les campagnes pour bâtir les murettes de pierres sèches.
Les à-pics ou les thalwegs que surplombent les autres côtés du plateau rendaient leur défense plus facile sans lourdes fortifications. C’est une enceinte défensive de grande valeur militaire.
Le prestige de cette muraille manifeste également la puissance du chef local qui la fit construire, et proclame l’ambition d'être vu de loin. Les trois autres côtés du promontoire ont sûrement été dotés d'éléments qui les rehaussaient et que le temps n'a pas conservé jusqu'à nous.
La datation du rempart de Constantine se situerait pour le plus ancien état au cours du IIe siècle avant notre ère. Moment crucial de l'histoire de la Gaule du Sud affrontée aux Romains.
Sur ces terres, le fait d'entourer un habitat d'une fortification, ou de juxtaposer à ses défenses naturelles des murs de protection, apparaît très tôt dans la préhistoire. Ainsi les populations indigènes dont nous parlons, quel que soit leur nom, Gaulois, Ligures, Celtes, Salyens, possédaient une longue expérience en la matière.
Un sanctuaire chthonien indigène La deuxième singularité de l’oppidum de Constantine tient dans la présence en son centre de trois avens, des gouffres naturels dont l’un a près de 70 mètres de profondeur. Le plus grand de ces avens paraît avoir été le réceptacle d'un culte des plus archaïques.
Le sanctuaire chthonien au centre de l'oppidum. On aperçoit l'aven central entièrement fouillé en 2002 par l'équipe d'Aix. Au loin, en arrière-plan, l'étang de Berre. Photo Lamblard.
Ces excavations font l’objet de fouilles programmées par le Centre Camille Jullian d’Aix, sous la responsabilité de F. Verdin, depuis 2001.
Ce sont ces cavités qui, depuis cinq siècles attirent, pour le malheur du site, l'attention des irresponsables qui viennent gratter dans les ruines sans précaution, à la poursuite de la "Chèvre d'or" ou d’imaginaires statues précieuses, suivant dans leurs recherches les indications de Nostradamus qui mentionne Constantine dans ses écrits métaphoriques.
L’ouverture de ces profondes failles, au sommet du plateau rocheux, est entourée d’un énigmatique mur de béton, de plan circulaire comme celui d’une arène, qui a longtemps fait croire à une « citerne ». L’archéologue Jacques Gourvest, le premier, en 1956, émit des doutes sur la réalité de cette "citerne" et suggéra la possibilité d'un sanctuaire voué aux cultes chthoniens : «...il est plus vraisemblable que nous nous trouvons en présence d'un ensemble cultuel entourant l'entrée du monde souterrain. » D’autres observateurs ont évoqué les « Tours du Silence » du monde Mazdéen iranien.
Il est aujourd’hui avéré, au terme des dernières campagnes de fouilles, que l'oppidum de Constantine abritait un lieu de culte dédié aux puissances souterraines. Un espace sacré entourait l’entrée des gouffres. Cette fondation indigène daterait du début du IIe siècle avant notre ère.
Toutefois nous pouvons imaginer que le site a été fréquenté occasionnellement les siècles précédant la construction du majestueux rempart actuellement visible.
Au centre de l’oppidum, le lieu sacré lui-même se présente donc sous la forme de ce mur en fer à cheval de 16 m sur 15 m de diamètre, englobant une superficie de 200 m2 environ, il est aujourd’hui ouvert en direction du nord. Cette maçonnerie, d'environ 3 m de haut, n'est que l'âme, le remplissage d'un mur complexe, tripartite, qui se composait de deux parements de blocs de grand appareil, à l'intérieur desquels fut coulé cet emplissage de béton.
Ce sont ici les restes d’une somptueuse muraille d’apparat qui devait être couronnée d’une corniche.
Les avens de Constantine
Au vrai, le monument de Constantine évoque, dans sa conception, les sanctuaires celtiques du Nord avec fosses centrales creusées dans la terre, servant à faire des offrandes et verser des libations aux divinités relevant des profondeurs telluriques, un "nemeton" comme disaient les Gaulois.
Il importe de souligner que c'est la première fois que l'on remarque un gouffre naturel intégré dans un habitat de l’âge du Fer et monumentalisé. En l'état des connaissances, le sanctuaire de Constantine est sans équivalent en Gaule du Sud. Il se rapproche des autels creux de types chthoniens qui sont l'une des principales caractéristiques des grands sanctuaires de La Tène moyenne (vers 340-275 avant n. ère) en Gaule du Nord, notamment à Gournay et Ribemont-sur-Ancre fouillés par Jean-Louis Brunaux.
Les trois fosses du sanctuaire
Nous pouvons supposer que les avens que recèle l’oppidum reçurent des offrandes comme on le pratiquait dans les sanctuaires celtiques, quartiers de viande, produits de l'agriculture, libations, etc. Malheureusement, les sédiments ayant été bouleversés par les chercheurs de merveilles, aucune couche archéologique n'était en place lors de la fouille et nous devons nous contenter d’hypothèses.
Vue aérienne du site de Constantine prise le 11-02-1976 par Louis Chabot. Sur ce document rarissime, on voit l'état des ruines du sanctuaire gaulois avant les fouilles. Photo Louis Chabot.
Pour parachever la description des mystérieux gouffres de Constantine, qui ont passionné les érudits, il convient de mentionner une quatrième excavation énigmatique :
À l'extérieur du mur en fer à cheval qui englobait les trois premières fosses, un quatrième trou s'ouvre au sud-ouest, à 25 m environ du nemeton. C'est un puits vertigineux, d'une cinquantaine de mètres de profondeur. Il aurait été agrandi au XVIIe siècle par un chercheur de trésor financé par d'illustres seigneurs provençaux, si l'on en croit les archives. On peut voir l'énorme amas de déblais qui couvrent les abords de l'excavation sur une grande épaisseur. On ne sait pas encore ce qu’il recèle.
La ville de Constantin le Grand
Faute de connaître le nom gaulois de cette citadelle protohistorique, c'est Constantine que nous utilisons. L'ancienneté du toponyme n'est pas attestée avant le XVIe siècle. Cependant, la tradition savante, aussi bien que populaire, rattache cette appellation à l'empereur Constantin le Grand, et ce n'est pas rien.
À une époque où la réputation et les valeurs dépendaient de l'Eglise, de ses écrits et de ses clercs, le patronage d'une figure de l'importance de celle du premier empereur converti au christianisme se convoitait. Constantin vint en 309 guerroyer en Provence et mit Marseille en état de siège. Puis en 314, le concile d'Arles se tint sous ses couleurs impériales. Certains historiens complaisants assurent qu'il se rendit à Arles en personne pour son mariage et la naissance de son fils Constantin II, d'où le surnom de "Constantina" présent sur le monnayage de la ville d’Arles au Ve siècle. Tous ceci relève de l’hagiographie, et, dirions-nous aujourd’hui, de la propagande municipale.
Certes, un empereur instituant chaque semaine un « Jour du Soleil Invaincu", (en 321) et prescrivant aux artisans le repos pour tous ce jour-là afin qu’ils puissent entendre la messe, ne pouvait pas régner sans marquer les esprits provençaux.
En leurs temps, pour attirer les pèlerins et recevoir des donations, les grandes abbayes gratifiaient leurs possessions de titres de gloire dont l'authenticité provenait parfois de rêves oraculaires d'un moine archiviste.
Ainsi, il est probable que la titulature de Constantin 1er, fils de sainte Hélène, sur notre oppidum, ne soit qu’une légende forgée par les moines de Montmajour.
Devant les lacunes de la documentation, quelques historiens tournèrent la difficulté en suggérant d’entendre dans notre Constantine-de-Provence le souvenir d’un obscur Constantin III :
Au Bas-Empire, lors de l'invasion des peuples germaniques, vers 407, des aristocrates gaulois se réfugièrent dans le Sud-Est. Un énigmatique Constantin venu de Grande-Bretagne se lança dans une reconquête et s'installa à Arles, métropole des Gaules. D'abord reconnu par Rome, il fut bientôt qualifié d'usurpateur, suite à la révélation de ses accords passés avec les Goths hérétiques ariens. Rome lui opposa alors le patrice Constance qui l'évinça. Ce Constantin III aurait laissé son nom à l'oppidum.
Cette histoire n'est encore probablement qu'une paraphrase d'une sorte de Légende Dorée adaptée à la Provence.
Traditions orales et élucubrations savantes
Le souci de démarcation entre rêveries littéraires et documents scientifiques échappait tout autant aux savants laïcs de la Renaissance. Les faux à l'Antique circulaient et des lettrés forgeaient des "textes anciens" afin d'asseoir les grandes familles sur les fondations de maisons séculaires.
Les fouilleurs s'activent autour de l'aven central, à l'intérieur du sanctuaire archaïque. Fouilles F. Verdin de 2002. On aperçoit en arrière-plan l'intérieur du mur en béton banché du 1er siècle avant notre ère. Photo Lamblard.
Rabelais s'amusait beaucoup de ces divagations, et Nostradamus tout autant.
L’illustre médecin astrologue de Salon-de-Provence ne pouvait ignorer les faramineuses ruines de l'oppidum, à deux lieues de son cabinet, ni les légendes admirables attachées au nom de Constantine. Il en fit l’objet de nombreux écrits.
Dans une "consultation" conservée à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, Nostradamus assure que sous Aix-en-Provence, « 3 mille tirant le couchant se trouve une place que pour la fidélité qu'elle apporte ce nomme Constantine, où estant regardant la mer y ha ung demy rond relevé dans lequel y ha fente de rocher qui lui ; du temps de Marc Anthonius proconsul Arominie soubz l'empire Cézar feust remply exactement à cause de l'abisme et seront assurés les rectruyseurs trouver lesdicts os de cappito triumvirat. Ceux du passé y ont cherché trésor et treuvé mabre et plomb métalique soubz l'argile blanche qui soubstient le rocher et à dextre y ha l'abisme latitinens et ce prendront garde à 33 toises, gisant à costé le trésor de la dame en signe blanc. »
Ainsi, du temps de Nostradamus (1503-1566) le nom de Constantine passait pour perpétuer le fidèle souvenir de l'empereur converti à la religion du Christ. Et le site antique attirait déjà l'attention par son gouffre (fente de rocher, abisme) situé au milieu d'un mur en demi rond relevé. Gouffre de 33 toises (65 m) où l'on n'avait trouvé disait-on que des ossements humains, parmi lesquels ceux de Marc Antoine...
Nostradamus laisse entendre que l’on était allé chercher fortune au fond de l'abîme, et que les fouilleurs n'avaient trouvé que « marbre et plomb métallique sous de l'argile blanche ».
Le futur auteur des Centuries, dont le génie poétique est déjà présent, ne dit rien de plus sur l'oppidum de Constantine. Toutefois, ses Quatrains mentionnent avec obsession les prétendus trésors, peut-être symboliques, enterrés sous des ruines de Provence et d'ailleurs.
Rien n'est plus séduisant, universel et intemporel qu'un trésor caché au sein de la terre, et lorsque Nostradamus quelques années plus tard écrit dans les Centuries :
<<Du Triumvir seront trouvez les os / Cherchant profond thrésor énigmatique / Ceux d'alentour ne seront en repos / Ce concaver marbre et plomb métallique.>> (Quatrain V-7), il se plaît à brocarder l'obstination des chercheurs d’or dans les Antiques de Saint-Rémy ou sur l'oppidum de Constantine.
Archéologie de grimoires
Quelques décennies après Nostradamus, un autre grand érudit se penchera sur le gouffre de Constantine, et dans les abîmes des Prophéties :
Nicolas-Claude Fabbri de Peiresc (1580-1637), Conseiller au Parlement d'Aix-en-Provence et savant antiquaire, dans son "Abrégé de l'histoire de Provence" attribuait, selon l'opinion commune, la fondation de Constantine à l'empereur : « Constantinus bastit la belle ville de Constantine au quartier des Anatiliens, envoya une colonie en Afrique... »
Peiresc connaissait les écrits de son voisin salonnais, et le cite volontiers. C'est à lui que nous devons le commentaire de la "consultation" de Nostradamus que l'on vient de lire. Il met en rapport sept quatrains où il est question de trésors avec le site de Constantine selon les légendes locales.
Peiresc raconte dans une lettre qu'un certain Monsieur Fricasse disait avoir fait mesurer le gouffre, et trouvé 27 cannes de profondeur (55 mètres environ), puis tenté de creuser jusqu'à 33 toises (65 m environ). De la suite du récit, il apparaît que les fouilleurs de Monsieur Fricasse furent chassés par des "tavans" géants (des frelons, ou cabrians), des bruits effrayants et des émanations méphitiques. Peiresc suggère que l'on aurait dû appeler des gens d'église pour exorciser les lieux.
Il poursuit sa relation en évoquant quelques trouvailles de médailles anciennes (qu'on ne lui montra point), et relate des morts violentes survenues dans le gouffre. Puis il mentionne une autre excavation à côté de l’aven, qu'il dit être une citerne de 8 m de profondeur (ce qui est exact), et rapporte des signes sibyllins prétendument gravés dans le rocher, mais qu'il ne vit pas lui-même.
Les effluves et le souffle inspirateur
Peiresc se passionnait pour le mystère des gouffres et des vents subtils qui s'en échappaient. Il est certain que la réputation de Delphes, et de ses effluves remontant d'une faille sous le trépied de la Pythie, ne lui étaient pas étrangers.
Il est plaisant de se souvenir ici que, d'après Diodore de Sicile (B. H, XVI-26), ce sont les chèvres (en grec "khimaira, chimères") qui auraient guidé l'attention des hommes de Delphes vers la faille où des vapeurs sortaient des entrailles de la terre. Prises de vertige, les chèvres dansaient. Intrigués par ces cabrioles, les Delphiens comprirent le sortilège des vapeurs (pneuma) émanant de la terre, et supputèrent le rapport qu’ils pouvaient en tirer ; ils instituèrent un oracle d'Apollon.
L'intérieur du sanctuaire photographié du sud-ouest : au premier plan, l'ouverture d'une fosse. Au second plan, l'aven central ayant servi d'autel réservé aux puissances de dessous-terre. Photo lamblard.
À Delphes, on signale régulièrement la détection de gaz provenant d’une activité sismique qui réchaufferait le calcaire bitumeux s’échappant d’une faille rocheuse. Des émissions de gaz d’éthylène, une vapeur stimulant le système nerveux central, auraient pu agir comme euphorisant, provocant aussi bien les cabrioles des chèvres que les transes de la Pythie.
Un érudit comme Peiresc connaissait naturellement L’Énéide de Virgile, notamment l’épisode de la descente aux Enfers : « Il y avait une caverne profonde, monstrueuse, ouverte en un bâillement énorme, hérissée de rocs, défendue par un lac noir et les ténèbres des bois. Nul oiseau ne pouvait dans son vol passer impunément au-dessus ; tel était le souffle qui se dégageait de ces gorges sombres et montait jusqu’aux voûtes célestes. »
Le gouffre de Constantine et son monumental aménagement situé au sommet d’un paysage dantesque ne pouvait qu’attirer l’attention des savants provençaux, et leur remettre en mémoire les célèbres épisodes contenus dans leurs classiques.
Le trésor de Delphes, volé disait-on par des guerriers Celtes, et emporté jusqu'à Toulouse par des Gaulois Tectosages, puis de Toulouse jusqu'aux bords du Rhône par Servilius Caepio, n'aurait-il pas échoué en Provence ?... Et pourquoi pas à Constantine ?…
Nostradamus jouait avec cet or imaginaire et, comme Rabelais, s'amusait des vents du trou de la Sibylle de Panzoust ! Peiresc, lui, se voulait savant éclairé ; il lança des recherches de terrain sur l’oppidum.
Du bon usage des mythes
Le mythe comme processus d'investissement de l'espace est une constante dans l'histoire des mentalités. Il faut se garder de prendre ces écrits au pied de la lettre, mais ils peuvent parfois servir de balises et nous conduire aux bons endroits. La signature de Constantin premier empereur chrétien (mythique ou réelle peu importe aujourd'hui), désigne cette acropole à notre attention avec insistance, et indique Constantine comme l'un des lieux sacrés antiques importants de la région.
À la protohistoire, ce plateau escarpé abritait un sanctuaire voué aux divinités chthoniennes fixées sur un aven, ceci est désormais acquis.
Au cours de l'Antiquité tardive, à l'arrivée du christianisme, le culte païen sera refoulé dans les superstitions diaboliques, et l'oppidum se verra doter d'une chapelle chrétienne. À l'abandon du site, naîtra la légende d'un trésor oublié, ce qui est habituellement l'indice d'un gisement de mémoire refoulée sous l’oppression d’idéologies dominantes.
Le gouffre mortel
D'autres manuscrits du XVIIe siècle sont conservés, relatant l'existence à Constantine de trésors ayant coûté la vie aux malheureux fouilleurs payés par les notables du temps. Notamment une lettre de 1621 conservée à l'Inguimbertine (sous le n°1881, folio 594), où l'auteur relate comment un docteur italien, savant en magie, se disait fort capable de trouver la cachette de trois statues en or massif, grandeur nature, représentant l'empereur Constantin avec sa sainte mère et sa fille, et plusieurs coffres pleins d'or pour faire bonne mesure.
Il réussit à trouver un mécène, et l'on dit que ce seraient les ouvriers recrutés par cet Italien qui auraient creusé le puits à l'extérieur du sanctuaire, dont nous avons parlé. La lettre se termine en dénonçant l'imposteur responsable de la mort des ouvriers employés à chercher le trésor imaginaire.
Suite :
II - La Chèvre d’Or, un souvenir des Sarrasins ?
Il est intéressant de noter, en regard de ces légendes savantes, les traditions populaires locales qui rapportent le mythe de la Chèvre d'or :
La tradition orale nous apprend qu'à Constantine, comme en de nombreux autres lieux, on recherchait la Chèvre d'or. Dans le Var, un oppidum s'appelle même Cabredor. (En Provence, le nom de la chèvre se prononce cabre)
Tous les folkloristes, Mistral le premier, connaissaient cette histoire :
« La Cabro d'or ; trésor ou talisman que le peuple croit avoir été enfoui par les Sarrasins sous l'un des antiques monuments de la Provence. C'est sans doute une réminiscence du Veau d'or. À Arles, on croyait que la Chèvre d'or passait tous les matins sur la colline de Montmajour. À Laudun (Gard) on disait que le 24 juin, sur la montagne de Saint-Jean s'entrouvrait à minuit un antre profond d'où s'élançait la Chèvre d'or. » (Trésor du Félibrige)
Aux Baux, à Cordes, au Puget-des-Maures, au Camp de César de Laudun, etc. on piste et l’on redoute cette "Cabro aurado" tapi dans une grotte où la mort attend l'imprudent trop curieux.
Et toujours, la Chèvre d’or est associée au souvenir des Sarrasins…
La brèche dans les collines où passait le chemin qui conduisait à Constantine-de-Provence. Photo Lamblard.
Le Tombeau d’or d’Hiram de Tyr
Les « Sarrasins » ou Musulmans entrèrent officiellement en Provence en 732, sous le commandement de Youssouf, gouverneur de Septimanie, et tentèrent de s'y établir comme ils l'avaient réussi en Andalousie.
En 736, grâce à l'appui des Musulmans, les nobles provençaux reprirent le pouvoir aux Francs et signèrent une alliance avec Youssouf. Charles Martel riposta. Le Midi fut écrasé en même temps que les Sarrasins.
Les Provençaux gardèrent quelques souvenirs du passage des « Maures » dans leurs toponymes et leurs légendes. La Chèvre d’Or serait un témoin de leur empreinte sur les mentalités locales.
La "Cabre d'or" chère aux Provençaux ne serait-elle que la déformation de l'arabe "Qabr", tombeau ? « Hâda Qabr el-merhoum » (Voici la Tombe du défunt) ; entendu comme le « Cabr’d’Or »…
Le Tombeau d'or, le Qabr Hiram est le tombeau mythique d'Hiram de Tyr, roi syrien allié de Salomon avec l'aide duquel il aurait lancé des expéditions en mer Rouge, au IXe siècle avant notre ère si l'on en croit la Bible, pour ramener l'or du pays d'Ophir.
Hiram de Tyr travailla sept ans à l'édification du temple de Jérusalem pour son ami Salomon. Des ouvriers mécontents ou jaloux assassinèrent Hiram ; on l'inhuma dans un tombeau de métal précieux. À 6 km de Tyr, au Liban, on montre encore le Qabr Hiram, la tradition locale voit en Hiram l'égal de Salomon et de David.
Ci-dessous, le grand sarcophage de pierre appelé "tombeau d'Hiram", il s'agit probablement d'un monument funéraire d'époque perse.
La légende d'Hiram de Tyr et sa mort ont fortement marqué la symbolique des temples maçonniques.
Cette étymologie populaire déformée expliquerait l’association du caprin mythique avec les Orientaux ou Sarrasins (dont la présence insistante dans les récits serait autrement bien étrange).
Sinon pourquoi un féminin ? Nous devrions trouver Bouc d’Or ou Cabri d’Or, à l’exemple du Veau d’Or adoré des païens levantins… Le mâle de la chèvre étant le bouc, tragos en Grec, animal attaché au culte d’Artémis et surtout de Dionysos, ayant servi à nommer la « tragédie » : « chant pour le Bouc » le Bouc étant ici Dionysos. (Et non « chant du Bouc », comme le croient certains théâtreux prompts à se capriniser à outrance...)
Que ce soit justement une statue de chèvre en or cachée par les Sarrasins dans une grotte me paraît attester l’héritage arabe par le nom mal compris du tombeau, avec, en arrière-plan, la présence du gouffre et des exhalaisons renvoyant aux lectures savantes, et aux chèvres émoustillées de Delphes. En prime, la légende de la Chèvre d’Or ne se rencontrerait point dans les régions où le nom patois du caprin ne serait pas homophone en écho du nom arabe du tombeau.
La légende d’une « Chèvre d’or » cachée dans le gouffre de Constantine, au fond duquel les premiers explorateurs auraient senti le vent de la mort les frôler comme un vol de « cabrians » (frelons), entre parfaitement dans les associations mentales des érudits de la Renaissance que nous avons consultés. En matière de légendes populaires, les sources d’influences, les germes peuvent être multiples.
Laissons là les chèvres dionysiaques, qui nous ont ramenés à notre gouffre et à son oppidum, et examinons les travaux plus fiables des premiers archéologues moins tentés par les "chimères".
Historique des recherches archéologiques
Nonobstant les errements poétiques, c'est bien grâce à Peiresc que nous possédons le premier rapport de fouilles des crevasses de l'oppidum de Constantine, et ce rapport est pour l’essentiel exact.
Commentant les Quatrains de Nostradamus, ainsi que nous l'avons rapporté, le savant aixois relate dans sa correspondance les investigations d'un certain Fricasse qui aurait fait mesurer l'aven principal de 33 toises au début du XVIIe siècle. Le texte n'est pas très explicite, mais on peut deviner qu'à cette époque, les trois excavations à l'intérieur du sanctuaire chthonien étaient connues : « L'autre creux qu'ils avaient essayé est une citerne qu'ils ont treuvée toute faicte à côté du creux de quatre cannes de profond tant seulement. »
La Chimère d'Arezzo, VIe siècle avant notre ère, Musée de Florence. Détail de la troisième tête.
Le but de ces fouilles concernait avant tout la recherche d'un trésor (l'or de Toulouse ?) que la légende locale croyait enseveli au fond du gouffre.
À la suite de Peiresc d'autres personnages importants montreront de l'intérêt pour le sous-sol de l'oppidum et dévasteront les vénérables ruines.
Les premiers historiens de la Provence
Honoré Bouche dans sa Chorographie ou description de la Provence, en 1664, s'attarde sur "Contestine" ou "Constantine" dont le nom ne lui semble pas relever des auteurs antiques mais bien plutôt d'une tradition populaire locale, ce qui, à son goût, n'est pas de bon aloi. Il n’en dira pas davantage.
L'abbé Papon de l'Oratoire se rendit sur le terrain afin de dénombrer les tours de l'enceinte (il en compta 18 rondes et massives). D'après son Histoire Générale de Provence, publiée en 1777 (tome I, pp 63-84) où il résume les connaissances de son temps sur ce lieu exceptionnel doté d’un nom très chrétien.
Le Comte de Villeneuve, auteur en 1824 de la Statistique du département des Bouches-du-Rhône (tome II, page 257 et 1015), décrit l'état du site. Il rapporte qu'en 1813 un habitant trouva « …entre Constantine et Reynieris, soixante pièces d'or des empereurs Vitellius, Vespasien et Titus ; de là est venue la croyance répandue parmi les paysans de Lançon, qu'il y a à Constantine des trésors cachés. »
Isidore Gilles, infatigable parcoureur des voies antiques des Bouches-du-Rhône, note dans son manuel publié en 1884, page 181 : « on y a trouvé de tout temps des quantités de médailles et nous y avons nous-même ramassé une monnaie gauloise fondue, et un denier d'argent de Théodebert II. »
Ces trouvailles seraient conservées dans la collection Gautier, au musée de Cavaillon.
Henry de Gérin-Ricard fut le premier véritable archéologue chargé d'effectuer des fouilles sur le sol de l'oppidum. Dans Les Antiquités de la vallée de l'Arc en Provence, il décrit en 1907 le "Castellum de Constantine", et mentionne l'aven principal avec toutes les légendes attachées au lieu. Il énumère les ramassages de surface de tessons, morceaux de marbre, silex, haches polies, et monnaies.
Dans les Mémoires de l'Académie de Marseille, de 1924, (pages 167-178), le même archéologue livre le compte-rendu des fouilles qu'il dirigea sur l'emplacement de la chapelle paléochrétienne.
Ses recherches sont aujourd'hui notre unique source d'information sur cette basilique rurale à nef unique orientée Nord-Est. Elle mesurait 17,50 m de long et 7 m de large. Son toit était confectionné de lauses, le sol de terre battue. L'intérieur devait comporter des piliers de bois posés sur des socles de pierre. Les murs de moellons liés à la terre mesuraient plus d'un mètre d'épaisseur. À l'intérieur de l'édifice ont été découverts plusieurs fragments de pierres sculptées parmi lesquelles un chapiteau d'angle corinthien qui pourrait dater des Ve ou VIe siècles.
Cette chapelle, dite de Calissanne-le-Haut, d'après de Gérin-Ricard, subsista jusqu'au début du XIIIe siècle. Une tradition, rapportée par Paul Lafran (voir bibliographie), affirme que le seigneur de Calissanne, au retour de Croisade, apporta la chemise de la Vierge et la déposa dans la chapelle qui était dédiée à Saint-Roch.
Les vestiges retrouvés dans les ruines montrent que cet édifice de culte rural isolé sur le plateau se voulait prestigieux ; on doit pouvoir le rapprocher de la basilique paléochrétienne de Saint-Blaise à Saint-Mitre-les-Remparts. Il atteste de l’importance de Constantine dans les références des populations environnantes.
Les premières fouilles scientifiques
En 1947, par autorisation officielle, un éminent étruscologue bruxellois, M. Renard, aidé d’étudiants belges, creusa une tranchée de sondage de 40 m de long, depuis le mur de la "citerne" au sud, jusqu'au bord de la falaise.
Vue intérieure du sanctuaire prise du nord-ouest. On voit l'entrée de l'aven central, et à droite, sous un petit échafaudage, l'ouverture d'une fosse en cours d'exploration. Au loin, l'étang de Berre. Photo Lamblard.
Les mauvaises conditions climatiques, qui sont la plupart du temps celles de ce site exposé à tous les vents ou au grand soleil, découragèrent les étudiants, et leurs premiers sondages restèrent inachevés. (À propos, pourquoi les oppidums sont-ils implantés sur des cimes inhospitalières, les plus exposées aux intempéries ? Mystère.)
Sur autorisation de Fernand Benoît, en 1955, à l'occasion d'un camp d'études auquel participèrent un grand nombre de chercheurs — dont Louis Chabot des Pennes-Mirabeau — Jacques Gourvest mena plusieurs campagnes de prospections en liaison avec l’équipe belge. Ils effectuèrent des sondages contre la fortification Nord qui permirent de dégager cinq niveaux d'occupations, dans lesquels deux états bien stratifiés livrèrent du matériel datable entre le début du IIe siècle (vers 190 avant notre ère) et aux environs de 50 avant, sans interruption apparente.
C'est pendant cette fouille que fut exhumé le chapiteau préromain, en pierre calcaire de Calissanne, de style ionique. « Il s'agit de l'unique exemplaire de ce style connu en milieu indigène près de Marseille», écrit Yves Rigoir dans une note.
Jacques Gourvest identifiera la "citerne", et l'aven à l'intérieur du mur en fer à cheval, à un ensemble cultuel entourant l'entrée d'une anfractuosité donnant accès au monde souterrain.
Les Amis du Vieux-Saint-Chamas
L'association des archéologues et historiens amateurs de Saint-Chamas s'est intéressée en termes de bon voisinage au site de Constantine pendant de nombreuses années. Paul Lafran fit le résumé de leurs investigations dans le bulletin de l'association. C'est un travail précieux par le nombre de renseignements qu'il fournit et les documents de première main qu'il contient. Il semble avoir souffert d'une réalisation hâtive, privée d'un plan éditorial précis, et laisse une impression de confusion. Néanmoins, cette plaquette restera jusqu'aux dernières fouilles le principal dossier sur l'oppidum de Constantine.
Paul Lafran résume les recherches précédentes, et énumère ses propres découvertes au cours de sondages très ponctuels, destiné selon ses espoirs à déclencher une fouille d'ensemble du site.
La collecte des Amis de Saint-Chamas a bénéficié d'un incendie de forêt qui nettoya la garrigue ; elle fut fructueuse, mais de nombreuses pièces furent volées aux fouilleurs sur les chantiers, n'en subsistent aujourd'hui que les photos.
Paul Lafran insiste sur l'abondance des témoins de l'occupation du site à l'époque Wisigothique, et décrit les ruines de l'église. Il signale aussi la nécropole rupestre en contrebas de l'oppidum, le long de l'accès Sud, d'époque paléochrétienne.
Après les Amis de Saint-Chamas, et sur la foi de leurs rapports aux autorités scientifiques, l’administration chargea Simone Bourland-Collin et Charles Lagrand d'une mission qui ne dura pas plus d'une quinzaine de jours, en 1962. Ces recherches aidèrent à fixer sommairement la chronologie de l'oppidum.
Ainsi s'achève l'historique des recherches, plus ou moins calamiteuses, sur l'oppidum, avant que l'équipe de F. Verdin ne reprenne l'étude du site en 2001.
Vue intérieure du sanctuaire gaulois avec le mur antique entourant l'entrée des deux gouffres. L'aven central était connu des chercheurs de trésor du XVIIe siècle. A droite on devine l'entrée du gouffre principal protégé d'un grillage. Photo Lamblard.
Qui étaient les constructeurs de l’oppidum ?
Le sanctuaire archaïque est sans date, c’est une faille naturelle, un aven profond s'ouvrant sur un vaste plateau d'où l'on domine l'immensité du paysage.
Existait-il déjà un culte autour de l'aven lorsque Héraclès traversa la Crau et se battit avec un géant local ? Eschyle ne le dit pas. Nous sommes dans le tuf obscur des origines, c'est le temps des poètes.
Ce belvédère naturel en lui-même était-il un centre attirant pour la population, aussi sensible que nous le sommes à la beauté des panoramas, ou bien ces gens, n'ayant pas encore inventé la notion de paysage, ne montaient-ils là-haut que pour surveiller les environs ?... Et accomplir leur culte au dieu de la Mort Dis Pater ?
Si l’on en croit César : « les Gaulois assurent qu’ils sont tous issus de Dis Pater ; c’est, disent-ils, une tradition des Druides »(VI-18) Cette notation ethnographique de Jules César proviendrait de Poseidonios, et décrirait la société gauloise aux alentours de Marseille à la fin du IIe siècle avant notre ère.
Si Poseidonios d’Apamée est bien venu à Marseille chez son correspondant Charmolaos, il a bien pu faire un saut jusqu’au village de La Cloche et pousser jusqu’à Constantine… Comme le suggère notre ami Louis Chabot.
À quel moment de son histoire, la population paysanne des environs fut-elle poussée à installer son village sur le plateau de Calissanne ? Elle construisit une enceinte fortifiée dans un souci de protection militaire. Elle était donc obligée de se protéger. Contre qui, contre quoi ? On devait sans doute déjà parler d'insécurité en moissonnant ou en tissant la laine.
Un clan, ou une chefferie, se regroupa autour du sanctuaire rupestre qui marquait son territoire tribal. Les tessons récoltés par les archéologues disent que ces populations celto-Ligure en étaient au Second Âge du Fer. Elles édifièrent l'enceinte de pierre sèche, leur superbe enceinte qui résiste depuis plus de deux mille ans au mistral, aux incendies, et aux vandales du voisinage.
On ne pouvait mieux choisir l'emplacement d'un point de vue stratégique. Quant au confort…. même l'été, lorsque arrivent les vents nés sous les Ourses et le circius, on gèle !
Nous ne saurons peut-être jamais pourquoi une agglomération de plaine, à ce moment-là, s'est transplantée pour se protéger en village perché. Toutefois, nous pouvons penser qu'elle faisait probablement partie d'un de ces peuples que l'on retrouvera plus tard dans la confédération militaire salyenne opposée aux armées romaines.
Au bord de la mer, les Phocéens étaient installés depuis très longtemps autour du Lacydon. Les heurts entre les Massaliotes et leurs voisins étaient fréquents. Les Avatiques contrôlaient le passage du Caronte et l'Île Brescon aux Martigues. Ceux de Calissanne (se nommaient-ils Anatiliens comme Pline le rapporte ?) veillaient sur les rives Nord de l'étang.
Les peuples des sociétés celtiques méridionales, sur le pourtour de l'étang, au second Âge du Fer, montrent une unité culturelle et un air de famille avec le reste de la Gaule. Déjà, au Bronze final, les peuples du Midi offraient l'image d'une certaine unité de civilisation. On parle celte en une multitude de dialectes. Mais ces « Barbares » (que des voyageurs étrangers nommeront "Ligures"), portaient des traits culturels originaux fortement marqués par les influences méditerranéennes.
Une capitale sous influence
L’Étrangère Massalia existe bel et bien au creux de ses calanques, et le destin des peuples alentour en est changé. Rejet et attirance, la supériorité de civilisation s'affirme dans l'écriture, la monnaie, le commerce. Nous avons raconté cela dans « Les Guerriers nus ».
Au IIe siècle avant notre ère, les Celto-Ligures adaptent l'alphabet grec à leur propre langue dans cette zone conflictuelle. Précédemment, ils avaient adopté l'usage monétaire, allant jusqu'à frapper des contrefaçons de pièces grecques de Massalia du Ve siècle.
Les inscriptions en gallo-grec qui se multiplient en basse vallée du Rhône peuvent s'interpréter comme le signe d'une évolution en douceur vers l'acculturation, et, tout à la fois, témoigner d'un changement de mentalité qui n'a pas pu se produire sans turbulences.
Les constructeurs de l'oppidum de Constantine, au cours du IIe siècle avant notre ère, étaient peut-être en liaison directe et suivies avec Massalia. Une fois que leur enceinte fut fortifiée, ils dotèrent le cœur de leur cité d'un prestigieux lieu de culte pour enrober l’autel chthonien en faisant appel aux techniques architecturales importées des modèles méditerranéens propres aux Etrusques et aux Grecs. Ils rehaussèrent leur sanctuaire d'un écrin digne des grands sites voisins influencés par le courant philhellène à l’imitation de Glanon.
Cette communauté villageoise nous apparaît au demeurant peu hiérarchisée. Toutefois, en son sein, il semble qu'une classe dirigeante cherchait à se doter de structures monumentales de prestige, si l'on en juge par les débris retrouvés dans les ruines. Et cette aristocratie tribale, souveraine sur sa terre, accoutumée au monnayage, se mettra à l'écriture et aux plaisirs des banquets arrosés de vins italiens.
Mais qu’ont-ils fait de leurs morts ? Il demeure évident qu'au-delà des parentés unissant les peuples de l'ensemble géopolitique celte, les variantes culturelles sont multiples. Les traditions funéraires, au premier chef, changent au fil du temps ainsi que d'une région à l'autre. L'absence de nécropole remarquée dans le territoire des Salyens, prive l'archéologie provençale de l'abondant mobilier funéraire qu'ailleurs on récolte dans les tombes, et laisse planer cette question : Que faisaient-ils de leurs morts ?
Vue aérienne de l'oppidum gaulois de Constantine de Provence, prise le 11-02-1976. L'état du site abandonné et dévasté par les incendies de garrigues. On devine le mur circulaire du sanctuaire. Photo Louis Chabot.
Le site de Constantine ne déroge pas à la règle ; la nécropole rupestre, en contrebas de ses murs, le long de l'accès sud date du Haut Moyen Age. Mais avant ?
Certaines civilisations privilégient le domaine des morts et dotent leurs cimetières d'ensembles capables de défier les millénaires, tandis que leurs habitats de terre séchée retournent à la poussière. D'autres peuples bâtissent des palais pour leurs dynastes et leurs prêtres. En Gaule du Sud, à l’est du delta rhodanien, rien de tout cela.
Les Gaulois de Constantine n'ont pas cherché à retenir l'attention du pérégrin sur leurs tombes. Comme dans la plupart des habitats du pourtour massaliète, où les archéologues ont bien du mal à repérer les sépultures de l’Age du Fer, on ignore tout de leurs nécropoles. Ont-ils brûlé leurs morts et jeté les cendres au mistral ? Ont-ils utilisé les gouffres ?
Christian Goudineau soulignait déjà, en 1980, « …alors qu'environ 800 sites fortifiés de hauteur se répartissent dans les six départements de la région Provence-Côte d'azur, aucune nécropole ne peut leur être attribuée (...) Le "trou" est complet entre le VI et le IIe siècle avant, c'est-à-dire les siècles les plus "riches" pour le reste de la Gaule. Ce phénomène pouvant difficilement être imputé à un enfouissement très profond des vestiges, mettra-t-on en cause le hasard ? »
Ainsi, point de monument funéraire identifié à Constantine d’avant notre ère, et pas davantage dans le voisinage immédiat. Le village perché se distinguait par son rempart, qui paraît aujourd'hui n'avoir servi qu'à défendre en priorité le sanctuaire, renfermant les profondes failles des avens, signalé par un mur de facture prestigieuse.
À une trentaine de kilomètres, l’établissement de Glanon est aussi construit autour d'un sanctuaire gaulois. Glanon est né de la présence d'une source pérenne, fréquentée dès la préhistoire, une source sacrée. Et lors des attaques romaines, les Glaniques se sont attachés à fortifier leur sanctuaire prioritairement.
N’en doutons pas, Constantine est également l’un des sites sacrés majeurs de la Gaule du Sud, il mérite d’être protégé.
III - Les vautours de Constantine d'Algérie
Franchissons la Méditerranée qui nous sépare de Constantine d'Algérie.
Le vautour a mauvaise presse dans notre monde moderne. Oiseau sarcophage, il est traité de charognard, de nécrophage, par des ignorants qui lui reprochent ainsi son rôle naturel dans le recyclage des cadavres. Affirmons une nouvelle fois avec force que le vautour est un animal pacifique qui ne tue pas ; il se nourrit de chair déjà morte, fraîche de préférence.
Puisque l’animal possède une âme ainsi que son nom l’affirme (je n’y peux rien), le vautour est triplement impliqué. En effet, des peuples anciens dont nous sommes héritiers ont attaché grand prix à ce que la dépouille de leurs morts ne soit ni brûlée ni enterrée, mais bien plutôt livrée aux vautours décarnisateurs.
C’est que le vautour, oiseau aux grandes ailes planant le plus haut dans le ciel, incarnait selon eux le véhicule idéal destiné à faciliter l’ascension de l’âme, afin que celle-ci remonte au plus vite vers le firmament, et aille se ressourcer à l’Éther pour repartir dans le cycle des réincarnations.
Troisième implication animiste du vautour : depuis l’Antiquité et jusqu’aux actuelles images véhiculées par le Christianisme, l’âme humaine est universellement symbolisée par des oiseaux.
Le vautour, animal ailé, passeur d’âme, était aussi considéré dans la religion populaire des peuples d’Afrique du Nord, comme la forme visible que revêtait parfois l’âme de certains morts renommés par leur sainteté ou leur attachement à l’Islam. Plusieurs saints marabouts ont été associés aux grands oiseaux volants, dont Sidi M’Cid dont nous allons reparler pour évoquer sa fête, et tracer ainsi le juste portrait de cette Constantine algérienne.
C’est à Constantine que nous allons
Moins célèbre que Constantinople, mais plus connue que Constantine-de-Provence, Constantine d’Algérie réclame immanquablement le recours aux oiseaux pour son évocation.
« Constantine, la ville où l’homme est plus haut que l’aigle», écrivait Augustin d’Hippone.
Un nid d’aigle ! renchérissent tous les voyageurs devant le rocher qui porte la ville à plus de six cents mètres de hauteur.
La première image que le visiteur moderne reçoit de Constantine est celle d'une jeunesse omniprésente et gracieuse. C'est aussi celle qu'il emporte avec lui... Photo Lamblard.
Théophile Gautier visita Constantine en août 1845. Il conclut ainsi sa description : « La ville est entourée par un abîme à pic ; elle couronne une énorme muraille de rochers rougeâtres où le pied de la chèvre la plus hardie ne trouverait pas à mordre. Il est aisé d’imaginer quels accidents pittoresques une pareille situation peut produire, soit qu’on regarde Constantine d’en bas, soit que du haut de ses murs, on plonge dans le gouffre, où tournent perpétuellement des vautours et des cigognes. » (Loin de Paris. Page 110)
Gustave Flaubert dans sa correspondance décrit, en mai 1858, Constantine patrie de Jugurtha : « Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable qui donne le vertige. Je me suis promené en dessous, à pied, et à cheval. Des vautours gypaètes tournoyaient dans le ciel. »
Constantine, l’Écrasante comme la nomment familièrement ses habitants, a stupéfié Alexandre Dumas tout autant que Guy de Maupassant ; tous ont vu les vols tournoyants des rapaces nichant dans ses falaises.
Sans s’être jamais rendu sur place, la fascination de l’Algérie, et la révolte devant son assujettissement, frappèrent le jeune Rimbaud. Il écrivit à 14 ans un poème en latin où il prend le parti de l’Algérie contre les militaires chez qui son père faisait carrière. Arthur Rimbaud composa un fulgurant poème évoquant Jugurtha en sa capitale numide ; pièce de circonstance pleine d’allusions à l’Émir Abdel-kader :
« Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra :
Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… […]
Mais la France aujourd’hui règne sur l’Algérie,
À son destin funeste arrachant la patrie.
Venge-nous mon enfant ! Aux urnes, foule esclave !
Que revive en vos cœurs ardents des braves… […]
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra :
Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha. »
La prise de Constantine, le 13 octobre 1837, par les armées de Louis-Philippe avait par sa brutalité frappé l’imagination des Français jusqu’au fond des villages. George Sand écrit, le 4 juillet 1859, dans son journal, que voyageant dans le Massif Central, elle avait parlé avec des bergers, lesquels lui avaient demandé si Solferino, dont la nouvelle était toute récente, avait été une bataille aussi rude que celle de Constantine.
L'éperon de Sidi M'Cid domine les gorges du Rhummel. Sur le haut de la montagne se trouvait le sanctuaire païen du Saint de Constantine où les fidèles venaient jeter des viandes aux vautours. Photo Lamblard.
Toutefois, c’est Kateb Yacine qui parle de la ville avec le plus de force : « Cité d’attente et de menace, toujours tentée par la décadence, secouée de transes millénaires, lieu de séisme et de discorde ouvert aux quatre vents par où la terre tremble et se présente le conquérant et s’éternise la résistance. […] Insoupçonnable promontoire en son repaire végétal, nid de guêpes désertique et grouillant, enfoui dans la structure du terrain, avec ses tuiles, ses catacombes, son aqueduc, ses loges, ses gradins, son ombre d’amphithéâtre de toutes part ouvert et barricadé… » (Nedjma, 1956).
Bref retour sur l’histoire de Constantine
Cette montagne isolée, abrupte et inabordable, gardée par le ravin du Rhummel, a été pendant des millénaires le grenier à blé du pays environnant. Dominant son terroir exploité jusqu’aux contreforts de Kabylie, culminant à plus de 640 mètres d’altitude, ce rocher a servi de puissante citadelle aux pouvoirs successifs.
Forteresse naturelle, ville grenier, et capitale royale, elle apparaît dans l’Histoire sous le nom de Cirta. Cette appellation punique signifiant peut-être ville tout simplement.
À la fin du IIIe siècle avant notre ère, Cirta s’impose comme capitale politique du roi numide Syphax (selon Tite-Live 29-32 ; 30-12 ; 30-44)
Syphax régnait entouré d’une Cour ouverte aux influences hellénistiques venues d’Alexandrie ; il battait monnaie comme un souverain grec.
Capitale Massyle de Numidie, Cirta sera la résidence temporaire de Massinissa, de Jugurtha, de Juba 1er.
Les champs de dolmens que l’on voit à proximité de la ville où ils subsistent encore par milliers ; les dizaines de milliers de tombes antiques ; les nécropoles mégalithiques de la colline de Sidi M’Cid, site majeur de Constantine et son acropole ; les grands mausolées royaux comme la Soumaa de Khroub visible de ses hauteurs, attestent l’importance immémoriale de cette position stratégique.
Cirta a bien été le centre urbain d’un État organisé, appuyé sur les forces d’un réseau tribal encadré et prospère.
Les restes antiques montrent que ces populations d’agriculteurs pasteurs relevaient d’une organisation sociale comparable au modèle gréco-punique porté par les influences méditerranéennes de l’époque.
Les indigènes de Cirta, convertis aux cultes d’origine phénicienne sous l’autorité de leurs souverains numides, connaissaient les divinités supérieures venues du monde carthaginois : Baal Hammon, le dieu au bélier, Tanit la Dame, ainsi que le prouvent les innombrables stèles funéraires retrouvées.
Conquêtes romaines
Le pouvoir romain s’intéressa de très près aux richesses frumentaires de l’Afrique du Nord. Ses armées foulèrent le sol de l’actuel Maghreb pour la première fois au moment de la Première Guerre punique en 218 avant notre ère.
Mausolée de la Soumâa du Khroub, non loin de Constantine. Sans doute le tombeau de Micipsa, prince numide mort en 118 avant notre ère, fils de Massinissa. Photo Lamblard.
Après la défaite de Juba 1er allié de Pompée, et la victoire de César en 46 avant notre ère, le royaume numide fut annexé pour constituer une nouvelle province romaine.
En 310 après Jésus-Christ, la ville de Cirta fut ravagée lors de la guerre contre l’ «usurpateur » Domitius Alexander. De ses murs ne restaient que des ruines.
À la suite de la révolte d’Alexander, et de sa répression par Maxence, l’Afrique septentrionale se rallia à l’empereur Constantin après que celui-ci eut remporté dit-on un triomphe éclatant, le 28 octobre 312, sur Maxence au pont Milvius à 3 Km de Rome.
Chacun a lu le récit fabuleux de l’illumination de Constantin apercevant un signe étoilé au firmament, et lançant à ses troupes l’augure d’une éclatante victoire : « Par ce signe je vaincrai ».
Moins citée est la relation de Zosime où cet auteur grec du Ve siècle raconte que lors de l’avancée de Constantin pour prendre la ville des mains de Maxence, une nuée de chouettes se posa sur le rempart de Rome. L’empereur y vit un présage favorable. Considérant les chouettes comme un signe bénéfique, malgré l’avis contraire de ses haruspices, Constantin prit Rome et Maxence se noya dans le Tibre. (Zosime, Histoire nouvelle, II 16-2 ; merci à Jean Jouanaud pour la référence)
Constantine cité du blé
Puisque Constantin le Grand regardait les chouettes pour vaincre, pardonnez ma propension à suivre les vautours afin de convaincre les lecteurs de l’importance de Constantine.
Cirta fut restaurée et prit le nom de Constantina. Elle devint la capitale civile de la nouvelle Numidie Cirtéenne.
Pont de Sidi M'Cid à Constantine, au loin, la colline sacrée. Photo Lamblard.
Rappelons ici la légende qui accompagna l’implantation de Constantinople sur le site de Byzance en 324 de notre ère, où interviennent des rapaces, lesquels indiquèrent aux bâtisseurs la rive la plus propice pour l’édification de la seconde Rome, rejouant ainsi au bord du Bosphore le rituel de fondation suggéré à Romulus par l’apparition de douze vautours sur les hauteurs du Latium.
Les vautours d’Afrique tournoyaient-ils dans le ciel de Numidie avec l’espoir d’attirer les faveurs du monarque fondateur de villes ? Je pense plutôt que Constantin « Compagnon du Soleil invaincu » n’avait pas d’autres ambitions que d’assurer l’annone indispensable à l’alimentation de Rome.
Les invasions successives de cette terre ont toujours été des affaires de blé. La dernière, se soldant par un coup d’éventail, déclencha l’expédition de Charles X, le 5 juillet 1830.
Laissons filer les siècles qui virent passer les Vandales, puis les Byzantins, arriver les Arabes, puis les Ottomans.
Le 13 octobre 1837 les militaires français ouvrent une brèche dans le rempart de Constantina pour s’emparer de la ville.
La Régence turque qui contrôlait l’Est du territoire obéissait aux ordres du bey Hadj Ahmed. Son pouvoir s’étendait jusqu’aux portes du Sahara au sud et à la Méditerranée au nord.
Le bey en son nid d’aigle de Constantina contrôlait la riche contrée, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, et accumulait le blé dans ses entrepôts.
Bey-Ahmed était Koulougli, c’est-à-dire fils d’un Turc et d’une fille du désert. Sa maisonnée abritait un personnel nombreux, des esclaves Noirs et des concubines.
Sa défaite en un premier temps n’affligea pas la population berbère qui ne l’aimait guère.
À l’arrivée des troupes coloniales, les observateurs purent constater que le souvenir de Constantin le Grand ne subsistait plus que dans le nom de la ville.
Le saint que vénéraient les habitants, le grand marabout, le pieux ermite au tombeau duquel la population se rendait en pèlerinage une fois l’an était Sidi M’Cid.
Le renommé Sidi M’Cid
À Constantine, ce nom de Sidi M’Cid se rencontre partout. La plus haute cime du rocher est son domaine sacré, et le pont vertigineux qui enjambe le Rhummel porte son nom.
Dans le livre « Le Vautour, mythes et réalités », publié par les Editions Imago en 2001, à la page 103 se trouve décrit le rituel de la « Fête des Vautours » de Constantine, qui se déroulait autour du tombeau de Sidi M’Cid. On y apprend que ce saint était un musicien Noir, chanteur et exorciste. À date fixe, ou pour obtenir du marabout une faveur, les croyants venaient en déambulation jusqu’au sommet du rocher, en portant des animaux pour les sacrifices. Selon le testament de Sidi M’Cid, c’était aux vautours que les viandes devaient être jetées afin que de leurs ailes puissantes les rapaces transmettent jusqu’au Dieu des nuées les prières et les voeux des fidèles.
Ces pratiques de piété populaire ont attiré l’attention des ethnologues, mais également les foudres des intégristes musulmans. Aujourd’hui, plus personne ne pratique les rites de la Fête des Vautours, et les vautours eux-mêmes ont déserté les lieux.
Dans le ciel de Constantine ne tournoient plus que les cigognes.
Je terminerai cet article en laissant la parole à Kateb Yacine, témoin irremplaçable.
Auparavant, juste un mot sur les rituels funéraires assez mystérieux que l’on rencontre au fil des âges de l’Iran mazdéen jusqu’en Gaule, et peut-être aussi dans le monde Berbère. J’ai longuement décrit les « Funérailles célestes » des Iraniens anciens et des Parsis modernes dans des articles (que l’on trouve rassemblés sur ce site "Les Tours du silence"). La note se termine où commence cette présente lettre : dans le Constantinois.
En effet, les dolmens de l’antique Numidie montrent les vestiges d’une pratique funéraire d’exposition du cadavre aux éléments naturels de résorption des chairs que sont le soleil, le vent, la vermine nécrophage et les charognards. De nombreux mégalithes d’Afrique du Nord, d’époque plus récente que les dolmens d’Europe, n’ont pas été recouverts d’un tertre. Les haouanets, qui sont des chambres cubiques taillées dans le rocher pour recevoir les ossements décharnés, se rattachent à la même pratique d’exposition des corps. Ce champ d’étude n’a pas encore été suffisamment exploré, mais il ajoute un nouvel élément à la richesse culturelle de ce pays.
Pont de Sidi M'Cid surplombant les gorges du Rhummel à Constantine. Photo Lamblard.
Le vautour de Kateb Yacine
Kateb Yacine, en 1959, termine sa pièce « Le Cercle des représailles » par un poème dramatique, Le Vautour « terrain d’envol à la proue de l’oeuvre, élève pour finir toute l’action dans le souffle. »
On connaît aussi de lui une nouvelle écrite en vers, intitulée « Sidi M’Cid » où le nom du saint revient comme un refrain obsédant :
« Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid
Ils dominent Constantine
Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid
La vieille rumeur les frappe
Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid
Les cigales répètent
Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid
Les rapaces tournoient
Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid
Des quartiers de viande saignants sont exposés sur les rochers […]
Chaque été en son nom, la fête des Vautours, les messagers des ancêtres.
Les rapaces tournoient […]
On sacrifie encore des coqs noirs, un taureau noir. […]
Tout autour du tombeau, batteurs et danseurs nègres : Sidi M’Cid en était
un. […]
Rythmes et danses de la foule en extase […]
Les uns déchirent leurs habits, d’autres se frappent le front contre le sol
Invocations, prières, cris et danses […]
Des auges de rouina sont vides […]
Flots de parfums, par louches, sur les cheveux des femmes […]
Les robes volent, les femmes hennissent, les musiciens redoublent d’ardeur […]
Des flacons sont brisés, le sang et le parfum, la sueur et le sang coulent.
Corps épuisés, femmes évanouies, Sidi M’Cid.
Le soleil couchant. La cornemuse coupe la frénésie.
Sidi M’Cid Sidi M’Cid Sidi M’Cid. »
(Publié dans la revue « Dialogue » n°23, juillet 1965. Page 24.)
Aujourd’hui, Constantine est une grande ville moderne, foisonnante de vie, de circulation, de bruits et de jeunesse. Souveraine sur son rocher, la population généreuse accueille les visiteurs sans arrière-pensées. Comme au premier matin du monde, elle se montre ouverte aux temps nouveaux. Ils sont Constantinois et Algériens comme leurs ancêtres furent Numides ou Libyens, ou mieux encore Africains, car ce sont eux qui portèrent aux origines l’antique nom autochtone que l’on donne aujourd’hui à tout le Continent. Jean-Marie lamblard
Au sommet de la colline qui domine Constantine, on aperçoit le monument aux morts de la guerre de 14-18. Les vautours nichaient dans les falaises avant qu'on ne les extermine. Photo Lamblard.
Bibliographie concernant Constantine-de-Provence :
- AUBAGNAC Gilles, « L’enceinte de Constantine (Lançon, B-du-R.) et sa valeur militaire. » Revue Archéologique de Narbonnaise, n° 23, 1990, p. 53 à 70.
- BOULOUMIÉ Bernard, « L’oppidum de Constantine : Vestiges apparents et fouilles partielles », Latomus, n° 617, R. 46, 1987, p. 553.
- CHARRIERE Jean-Louis, « Un torse préromain découvert près de l’oppidum de Constantine », D .A.M., 3, 1980, p. 159 à 162.
- DEMOUGEOT E. "Constantin III, l'Empereur d'Arles", dans: "Hommages à André Dupont", Montpellier, pages 83-125. 1974.
- GILLES Isidore, "Les voies romaines et massiliennes dans le département des Bouches-du-Rhône. " 1884.
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* Le site Web de A. Boumedienne, consacré à la littérature algérienne, apporte un autre regard sur Kateb Yacine : cliquer.