I - Souvenirs de la seconde
"Expédition d’Egypte", Suez 1956.
II - Louxor attentat de 1997.
* Port-Saïd 1956, le "Valmy" de la Révolution égyptienne :
L'Egypte, quelle fascination ! Pour quelques milliers de jeunes Français, ceux que l'on envoya faire les zouaves devant Port-Saïd début novembre 1956, le premier contact avec cette terre ne fut point de cet ordre.
Ils n'avaient rien demandé de tel. Il leur fallut de longues années avant de comprendre les dessous de cette croisade avortée, ayant pour enjeu le Canal de Suez, et pour mobile la guerre d'Algérie.
Les dissensions s’accumulaient entre l’Egypte et les anciennes puissances coloniales européennes. Les agressions verbales annonçaient la rupture.
Le président Gamal Abdel Nasser n’obtenant pas les aides nécessaires à la construction du barrage d’Assouan, prononça le 26 juillet 1956 à Alexandrie, son fameux discours : « Etre pauvre n’est pas une honte », où il annonçait entre autres mesures la nationalisation du Canal de Suez.
L’opération de riposte se prépara sous la responsabilité de Guy Mollet du côté français (Guy Mollet !). Le grief principal, inavoué, étant l'aide apportée par l'Egypte aux "frères" algériens.
Le débarquement eut lieu le 6 novembre 1956.
Ci-dessus, à droite, le Canal de Suez encombré de bateaux coulés sur ordre du président Nasser pour retarder la progression des agresseurs. Vue prise de Port-Fouad, le 7 novembre 56. (Photo Lamblard)
<< Vous pouvez être fiers de la mission capitale qui vous est confiée. Je suis sûr que vous en serez dignes. S’il le faut, vous saurez renouveler les exploits de nos Anciens sur cette terre d’ÉGYPTE. J’ai toute confiance en votre Valeur et en votre Foi… >>, écrivait le Général BEAUFRE, Commandant la "Force H". (Extrait de l’Ordre Général n°5. Novembre 1956).
De l'Egypte, nos bataillons d'appelés ne virent que des rives enfumées, et les eaux du canal encombrées des 7 épaves coulées par ordre du président égyptien ; le premier souverain moderne qui ne soit pas étranger au peuple du Nil.
Les gardes-chiourmes du monde d'alors (Américains et Russes) stoppèrent net l'élan des trois Etats conjurés, et la cargaison de soldats fut renvoyée au port avant qu'un appelé ne mît pied-à-terre.
Bataillon de parachutistes français de la Division Hamilcar, "Force H", au matin du 5 novembre 1956, se préparant à sauter sur Port-Saïd. (Photo Lamblard)
La Croisade de l'Occident se transforma pour les troupes en croisière d'île en île, de Chypre à Malte, puis Chypre encore. Enfin, la grande pagaille s'acheva près d'Alger pour d'autres aventures coloniales.
De ces vingt-cinq mois de service armé, quelques appelés du contingent français gardèrent un vif intérêt pour le monde arabe, une obscure sympathie enfouie en quelque endroit du cœur, mais aussi, sans doute, une sourde réticence à se rendre de nouveau sur ces rives méditerranéennes appréhendées à vingt ans...
Les deux articles qui suivent doivent, en substance, quelque chose à Guy MOLLET.
II - L’Egypte meurtrie de 1997
Ayant connu, à mon corps défendant, cette aventure de 1956, vécue de l’intérieur, je n'étais jamais revenu sur le sol de Egypte malgré une fréquentation assidue de son histoire ancienne et de ses richesses archéologiques conservées dans les musées.
L'attentat terroriste de Louxor, en novembre 1997, et les menaces proférées par les intégristes à l’encontre des étrangers en visite, déclenchèrent mon désir de connaître pleinement cette terre, son peuple, et ses merveilles préservées.
Pour être franc, la motivation du départ tenait dans l'assurance d'effectuer un voyage hors la presse habituelle des marchands, et des cohues qui gâchent les visites. Je partais sur la piste des rapaces et autres volatiles de l’Egypte ancienne.
À gauche, l"un des cargots coulés au milieu du Canal de Suez. À droite, vue cavalière du canal. Ce document a été remis aux troupes françaises de la Division Hamilcar, à Malte, début novembre 1956, pour les préparer à sauter sur Port-Saïd. (Photos Lamblard).
Louxor catastrophé.
Afin d'achever la documentation de mon travail de thèse, je débarquais à Louxor trois semaines après le massacre du 17 novembre 1997, au cours duquel le commando terroriste avait abattu cinquante-huit touristes et dix civils ou policiers égyptiens au pied du temple d'Hatshepsout dans la Vallée des Reines.
Je découvris une ville en état d'hébétude sous un ciel de rêve. On m'accueillit à l'aéroport comme un hôte précieux en me conseillant le meilleur hôtel de la ville où les tarifs dégringolaient. Les chauffeurs de taxi et les cochers sans clients se disputaient mon sac : "Tu donneras ce que tu veux, c'est pas un problème !…"
À Louxor, le réceptionnaire du grand palace ressemble à M. Le Troquer intronisant un Président en république, queue-de-pie, nœud papillon et gilet de satin, mais il secoue la tête, navré. Le grand hôtel tourne à vide. Louxor ne porte que la marque en négatif d'un tourisme défunt, un grand vide désolant.
L'immense hall (dernier vestige colonial d'un luxe préservé au cœur de ce pays pauvre), les suites royales, les vastes couloirs, et les jardins qui ont connu les monarques, de l'Aga Khan à Mitterrand, accueillent ce matin quelques cafetiers fortunés et la nouvelle bourgeoisie d'affaires venue du Caire.
Cela s'entend au bord des piscines.
Le Nil est vierge de felouques, aucune voile dehors, elles ont leur mât saucissonné, immobiles. Les bateaux de croisière à quatre ponts, les Montasser-Bleu, les Safari-Queen, les Nile-Cruise, les usines à touristes sont à l'ancre, rideaux baissés. Plus de cinquante, accostés sur six rangs, portant les pavillons des grands tours-opérateurs, les premiers fournisseurs à déserter le pays.
De temps en temps, au crépuscule, une de ces grosses barges étoilées s'éloigne pour un bref tour dans le cours du Nil. Elle transporte du vent, pour sauver l'honneur sans doute — comme maître Cornille tentait de sauver celui de son moulin en charriant du plâtre —.
Les calèches errent le long de la promenade en quête d'un improbable client. Elles acceptent pour quelques piastres la ménagère et son cabas sous la capote luisante décorée de pompons, de gris-gris dorés et de grelots.
Ci-contre, Louxor, vue des bateaux à quai et des rives désertes prise des fenêtres du Old Winter, en décembre 1997. (Photo Lamblard)
Louxor catastrophé ne comprend pas ce qui lui arrive. On l'a privé de son sang. Les milliers de boutiquiers, guides, gardiens, vendeurs de sodas et de cartes postales, dragueurs de haut vol, livrés à eux-mêmes, se regardent l'un l'autre, avec la charge inemployée du sourire commercial dans le rictus.
La ville vivait exclusivement du tourisme, le principal des revenus entrait dans les caisses des grands groupes financiers internationaux propriétaires des palaces et des navires de plaisance encombrant le Nil. Ceux-là sont sans inquiétude, leurs touristes sont partis ailleurs, sur d'autres eaux et vers d'autres sites où ces mêmes marchands investissent.
Ce sont les milliers de petites mains qui pâtissent, on a licencié l'armée des sans grades. Le petit peuple récoltait les miettes et cela suffisait à faire vivre les 150 000 habitants du plus grand centre touristique d'Egypte, et les milliers de fellahs qui écoulaient ainsi leurs denrées.
Ci-contre, à droite, le grand commerce de Louxor s'exprime sans ambiguïté. (Photo lamblard) Dès le lendemain de l'attentat, un vent de panique a soufflé chez les voyagistes étrangers et leurs assureurs. De gré ou de force, les groupes furent rapatriés, et les agences rayèrent l'Egypte de leur catalogue. En un clin d'oeil, le vide s’installa au bord du Nil. Des dix mille visiteurs qu'hébergeait Louxor en pleine saison, quelques dizaines d'habitués, à peine, restèrent.
Martyr du tourisme de masse
On doit éprouver grande compassion devant la misère qui a frappé cette région de l'antique Thèbes et le secteur touristique égyptien dans son entier, mais ce sera sans angélisme. On sait trop quelles perversions dans les rapports humains entraîne le tourisme de masse lorsqu'il se substitue à toute autre source de revenus, et c'est bien le cas ici. Malgré la proverbiale gentillesse du peuple égyptien, et son sourire indéfiniment offert à l'autre, l'arrêt brutal du flux touristique dévoilait partout l'érosion des rapports de convivialité. On voyait la marque du collier et les flétrissures sous l'emballage fleuri.
Le cirque parti, restaient les ronds de sciure et les trous des mâts sous le vent du lundi.
Pendant quelques jours, j'aurai la conviction d'être le seul Européen présent dans les rues de la ville, puis je croiserai quelques anglophones, puis un car d'Asiatiques. De Français point. Dans le musée de Louxor, où l'on peut admirer les statues trouvées dans une cachette à quelques centaines de pas de là, je serai seul pendant plus d'une heure, le silence en prime, en tête-à-tête avec ces sublimes visages de la plus énigmatique antiquité. Il y a un mois à peine, ce musée résonnait du vacarme de la foule, des clameurs des guides et des rires qu'immanquablement la contemplation des chefs-d'œuvre provoque au sein des groupes. La Chapelle Sixtine aux heures de pointe.
Ci-dessus, à gauche, décembre 1997, le temple d'Hatshepsout déserté par les visiteurs. (Ph. Lamblard)
Ce jour-là, je serai le seul visiteur à descendre dans le tombeau de Toutankhamon où d'ordinaire on défile à la queue-leu-leu ; seul dans l'immense temple de Médinet Abou ; seul dans la tombe de Néfertiti.
Accablés de chagrin, les gardiens ne descendaient même plus au fond des caveaux, où, dans le silence absolu, aux seules lueurs d'une torche, se révélait comme aux premiers explorateurs l'incroyable accumulation de merveilles.
L'avant-veille, dans l'immobilité écrasée de soleil des nécropoles de Saqqarah, j'avais vu s'avancer lentement la silhouette légèrement voûtée du Professeur Lauer, venant de nulle part, seul lui aussi. Il traversait l'étendue de pierraille pour rejoindre comme chaque matin ses fouilles. De loin, nous nous sommes salués d’un mouvement de tête. Et je serai le seul Européen à gravir la rampe du temple d'Hatshepsout au fond du gigantesque amphithéâtre de rochers où avait eu lieu le bain de sang des islamistes proclamés. Cependant, durant tout ce voyage, un mois après l'attentat, je n'aurai jamais le sentiment d'un quelconque danger. La sécurité me semblait totale, et les dispositifs policiers en place extrêmement discrets. Sur les lieux, plus aucune trace apparente. Le guide qui un jour avait tenu à m'escorter (pour le seul plaisir de parler français avait-il assuré.) ne voulut faire que de furtives allusions au drame.
L'impensable était survenu, il fallait oublier pour que, plus jamais, Inch'Allah, cela ne se reproduise. À l'écouter, leurs auteurs ne pouvaient être que des ennemis de l'Egypte, des chiens, les pires adversaires de l'Islam. Bien évidemment, ils venaient d'ailleurs, ces fous ! Les commentaires s'égaraient vers des pistes imaginaires.
Jour après jour, les journaux apportaient des précisions sur l'identité des six terroristes abattus. On apprenait qu'ils fréquentaient un institut de la prestigieuse Université d'El- Azhar à Assiout, fils de bonne famille, pourvus de diplômes... << Oui, mais un diplôme de vétérinaire, ça peut servir à quoi dans notre Sud abandonné, me glissa le chauffeur de taxi, à guider les touristes ?... >>
Un silence de mort
D'être un des rares porteurs d'espoir de rétribution pour une multitude de tâcherons désœuvrés ne va pas sans tracasseries. On connaît les sollicitations pressantes dont le voyageur est la cible, à Pigalle comme au Vatican ou à Madrid. Pour y échapper un temps, j'accepte la proposition d'un cocher de me conduire à Karnak. Celui-là ne m'avait pas sifflé. La plupart apostrophent le client selon l'habitude, comme un bétail. En temps normal, ils parviennent toujours à ferrer dans la masse quelques prises pour ne rester jamais au dépôt. Maintenant, ils tournent au hasard, chargent pour cinquante piastres des écolières en goguette.
À la tombée du jour je tente une promenade sur l'avenue. Les rabatteurs des felouques grimpent la rive en soulevant leur robe pour arriver plus vite, ils tiennent les pans entre leurs dents, selon la coutume des Saïdis. Ils n'ont rien gagné depuis plusieurs jours. Tous les dix pas, il y en a un qui attend l'oiseau rare. Je m'esquive avec le plus de courtoisie possible, m’éloigne le plus que je peux des débarcadères, mais sur la chaussée suivent plusieurs calèches qui guettent. «French ! French !» Ils hurlent debout sur leur siège.
J'aimerais bien disparaître un temps et m'asseoir à l'ombre, face aux montagnes de l'Ouest, la rive des morts, pour lire dans le calme, l'air est doux, il y a des oiseaux, aucun ronronnement de turbine ne trouble le silence du Nil, et le vacarme des prédicateurs ne parvient pas jusqu’ici. Mais j’entends piaffer derrière les arbres, ils ont là cinq ou six chevaux qui n'ont peut-être pas mangé. Un monsieur très comme il faut m'explique dans un français correct, rencontre rarissime depuis l’Affaire de Suez, qu'il conviendrait que je loue une felouque, maintenant que j'ai pris une calèche, pour apporter quelques bénéfices à un marinier sans travail depuis des semaines. J'entends bien...
Voilà ce qui arrive lorsqu'on profite d'un luxe qui ne vous était pas destiné, on a un rang à tenir. J'aurais dû choisir un hôtel moins affiché. Toutefois, on ne voit pas de mendiants, les pauvresses ne tendent pas la main, les enfants dans la rue crient « Hello ! » mais ne demandent rien (du moins dans le centre-ville), on se dispute le client, pas l'aumône, cela change du Trocadéro. La solitude des sentinelles
Je me suis fait un copain, le petit soldat qui joue à la sentinelle et monte la garde dans le minuscule mirador que l’on voit planté à l’entrée de la place. De semblables postes de guet se devinent tout au long de l’avenue. Perchée sur une colonne, sorte d’obélisque en béton, la guérite est une étroite alvéole percée de lucarnes, plantée à quatre mètres de hauteur. Le soldat est là-haut isolé comme un stylite : ci-contre, à droite, une des étranges échauguettes en béton sur pédoncule.
Hier, l'ermite du béton m’a salué et je lui ai répondu d’un geste. Aujourd’hui, il me reconnaît de loin, me hèle, sourit de toute sa bonne tête de Saïdi boucané. Nous ne nous parlerons jamais vraiment, mais cet échange aérien le distrait un peu.
À chaque passage, je marque un arrêt sous son balcon. Au fait, comment montait-il là-haut et pourquoi était-ce toujours lui que je voyais ? Déroulait-il une corde à nœuds ? La relève venait-elle avec une échelle sur l’épaule ? Peut-être le laissait-on cloîtré comme un moine des Météores. Partout dans la ville, on apercevait ces petits soldats rigolards en faction dans leur échauguette.
À quelque chose malheur est bon : l'Autorité a réquisitionné un bataillon de chômeurs pour nettoyer les abords du Nil. Entre les pontons, sous les passerelles, des monceaux d'ordures sont enlevés, tas de gravats, matières plastiques, canettes, immondices accumulés depuis Bonaparte et l'armée d'Orient peut-être, et que la presse des visiteurs rendait tolérable à tous. On nettoie beaucoup depuis quelques semaines. Un vieux réflexe du pouvoir, afin de chasser le mal après une manif pour faire disparaître toute trace de chienlit.
Non au terrorisme !
Quelques avenues sont barrées d'une banderole, il y en a plusieurs en français : « L'Egypte est le pays de la paix. L'Union des étudiants de l'Université EL-AZHAR et le Conseil supérieur de la jeunesse et des sports vous appuient, MOUBARAK, contre la violence et le terrorisme. » Une autre, en quatre langues, au-dessus de l'Agence Louxor-Tourisme, proclame : « NON, NON, au terrorisme. » Près d'une mosquée en construction : « Ail The Religions Against Terrorism. »
Dans le temple d'Amon, le 17 décembre, jour anniversaire de l'attentat, un groupe de jeunes gens brandit un drap peint en rouge : « Sohag Sagutta Commercial School No For Terrorism.» Ils tiennent à ce que je photographie leur slogan, ils insistent pour que je témoigne : « Nous sommes tous contre le terrorisme et désespérés par l'horrible carnage. Il faut que les Français reviennent, dites-le ! » En dix jours, je n'ai pas parlé à un seul compatriote. Dans le quartier central où je commençais à trouver mes repères, entre deux visites de temples, on me reconnaissait et le harcèlement mercantile s'atténuait. Je m'asseyais à la terrasse d'un petit Ali-Baba-Café. On s'habitue à tout, même aux crachotis interminables des minarets en surenchère de haut-parleurs saturés. Les voix tissent un réseau d'imprécations sur la ville. On se croirait en pleine quinzaine commerciale à Rodez.
L'odeur des chichas embaume. J'écris à l'ombre, au bord de la rue commerçante. Le garçon m'a servi un coca. Non loin, un vieillard fume, je parviens à percevoir les glouglous de son narguilé malgré le vacarme aérien. Les cloches de mon enfance résonnaient plus brièvement. À côté, le marchand de souvenirs balaie sa boutique déserte. Je crois qu'il a sorti ses Osiris et ses Bastet en me voyant arriver. Il fait divinement beau.
Deux vénérables vieillards enturbannés sortent de la mosquée proche, ils sont superbes, bien nourris, le visage frais, les babouches luisantes ; des chanoines. Des classes enfantines processionnent sur le trottoir, elles se dirigent vers les temples. On envoie les écoles combler les vides. L'Egypte ancienne restituée aux Égyptiens. J'en rencontrerai un peu partout de ces groupes joyeux, les fillettes aux atours d'idoles, les garçonnets hardis. « Hello ! » lancent-ils à tour de rôle ; ils veulent figurer sur les photos.
Peu de femmes visibles. Hier, sortant de l'hôpital, une trentaine en deuil formaient un groupe compact d'un beau noir d'insecte. Elles ont glissé sur le trottoir, ensevelies sous leurs voiles, funèbres, impressionnantes, juste quelques masques pâles pour témoigner que ces ombres sont bien des femmes. En général, celles qu'on croise dans les quartiers populaires sont gaies, vives, ouvertes et très à l'aise. Je n'aurai que peu d'occasions pour m'adresser à elles. Ce sont les hommes qui occupent les postes en contact avec l'étranger. Pourtant, on sent bien que les femmes sont les vrais moteurs de la cité. En fait, elles sont là où le vrai travail s'élabore.
Était-ce la faute d’Aïda ?
Dans Karnak au calme, un jeune couple se promène. L’homme me demande de tenir son appareil photo. J'accepte. « Oh ! Français ? », s'écrie-t-il ravi. « French ? » s'étonne la jeune épouse, « I love you ! » lance-t-elle vers moi avec un grand sourire. « C'est un Français, il ne peut pas te comprendre ! » se moque le mari, crois-je deviner. Et de rire en chœur. Lui se débrouille assez bien dans notre langue.
Nous nous asseyons sous les palmiers. Ils viennent d’Assouan, ils sont Nubiens et se disent désolés par l'attentat.
Ça se serait passé à Louxor par défi lancé aux somptueuses représentations d'Aïda d'octobre où le Président et les Grands de ce monde étaient venus étaler leur opulence, me disent-ils, mais c'est peut-être plus au sud qu'il conviendrait de chercher les causes profondes du malaise…
Je commence à comprendre qu'au-delà des déclarations officielles, et sans tomber dans les rumeurs incontrôlables, l'opinion désigne une source du mal qui s'exprime dans le terrorisme. Je tenterai d'en comprendre un peu plus. Les terroristes ont porté un coup terrible au portefeuille de l'Egypte en anéantissant, d'un carnage effrayant, le premier pourvoyeur en devises du pays.
<< Harcelés par la police dans leur fief du sud de l'Egypte, où un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, contre 17% seulement dans le nord, les terroristes ont choisi le 17 novembre de quitter leurs champs de cannes à sucre et les grottes où ils se cachent pour donner un impact mondial à leur action >>, me lit le jeune homme, dans une page du Progrès égyptien du 13 décembre qu’il conservait dans son sac. L'année 1997 promettait d'être un bon cru avec plus de quatre millions de touristes. On prévoyait près de cinq millions pour 1998, précise le ministère du Tourisme. Après cinq ans de guerre, les autorités semblaient pourtant avoir pris le dessus sur les terroristes. << Pour la première fois en 1997, le nombre des terroristes tués (53) a dépassé celui des policiers (37) alors qu'en 1996, 52 policiers avaient péri contre 35 terroristes. Le nombre des civils égyptiens victimes de la violence terroriste a, quant à lui, nettement diminué (52 en 1997 contre 88 l'année précédente) de même que la fréquence des attentats, un tous les dix jours en 1997 contre un tous les cinq jours l'an passé. Seul, le nombre de touristes étrangers tués a augmenté, passant de 18 à 67, après Louxor. >> (Le Progrès égyptien du 13 décembre 1997).
Dans des tracts au nom de la Gamaat al-Islamiya, trouvés sur les lieux, les auteurs affirment avoir voulu par ce massacre venger l'exécution de quatre dirigeants de l'organisation, condamnés à mort le 19 janvier et pendus le 22 octobre. Depuis 1992, une centaine de terroristes ont été condamnés à mort, et soixante exécutés. Frappé à peine deux mois après la fusillade du Caire et au début de la pleine saison, l'état du tourisme est catastrophique. Le terrorisme semble avoir atteint son but.
La grande catastrophe nubienne
Louxor c'est encore l'Egypte. En abordant Assouan, deux cents kilomètres plus au sud, on atteint la Nubie, porte de l'Afrique noire, et cela se perçoit : les gens du Sud, de taille élancée, et plus brun de peau, les Saïdis, apparaissent souverainement élégants dans un dénuement accru.
Héritage colonial sans doute, le dédain pour le Sud et ses habitants —l'abandon, le mépris des suds, de quelle malédiction relève-t-il ? — est perceptible partout, de l'accueil du groupe folklorique nubien que l'on exhibe dans les hôtels, au comportement odieux des policiers à l’égard des danseuses. « L'antique humiliation perdure aujourd'hui comme sous Ramsès. », me soufflera un musicien.
Paradoxalement, ce sera en visitant le tout neuf et splendide Musée de la Nubie à Assouan que je découvrirai l'ancestrale aversion dont souffre toujours ce peuple nilotique. Ce jour-là, j'attendais l'ouverture du musée assis sur les marches au milieu de femmes et d'enfants, de familles et de jeunes gens qui ne rappelaient en rien le public ordinaire des musées à mon regard d'Occidental.
Si ce mot a un sens ici, c'était un public populaire qui se pressait au guichet. Un public, je le constaterai par la suite, qui venait revoir un monde disparu, un univers détruit, une culture anéantie, sa propre civilisation engloutie sous les eaux du Lac Nasser. Pour eux, visiter leur musée était une fête, ils s'égaillaient dans les salles comme entre les stands d'une kermesse.
L'extraordinaire prouesse technique du sauvetage de certains temples de la Nubie antique, d'Abou Simbel à Philae, a totalement occulté le drame des villages submergés, et des 120 000 personnes (pour la seule partie égyptienne du lac) déportées au Nord loin des rives du Nil, vers Edfou et Kom Ombo.
Combien d'expulsés par les eaux dans la Nubie soudanaise ? On cite le chiffre d'un demi-million d'habitants que Khartoum dût déplacer. Le lac artificiel, un des plus grands du monde, cinq cents kilomètres de long, recouvre un territoire anéanti.
Sans doute le sait-on depuis Hérodote, mais la Nubie était, davantage qu'en Basse-Egypte, ce don du Nil, un mince ruban de limon fertile entouré de déserts parmi les plus torrides. Une oasis allongée, habitée depuis le fond des âges par un peuple cultivateur de palmiers-dattiers et pêcheur du Nil. À la frange des eaux, attendant les inondations nourricières, leurs jardins, leurs palmeraies prospéraient. On voyait sur le penchant des rives les villages repeints de frais, et plus haut adossés au désert, les cimetières où le culte des ancêtres se poursuivait sans fastes mais avec permanence.
Depuis la mise en eau du barrage cet espace de vie gît, en totalité pour la partie égyptienne, sous soixante-quatre mètres d'eau. Une inondation monstrueuse, un déluge sans pluie et sans reflux possible. L'eau monta et recouvrit toute terre habitée, sans jamais plus redescendre. Les paysans partirent, les Bédouins nomades s'étonnèrent d’abord du caprice de la nature, puis acceptèrent le désastre irréversible.
Autrefois "Montségur des sables", la forteresse de Qasr Ibrim émerge des eaux du Lac Nasser, c'est le seul vestige de la Nubie égyptienne encore en place. Le nid d'aigle a les pieds dans l'eau. (Photos Lamblard)
La contrainte de l'Egypte réside dans sa faible proportion de terres cultivées, à peine 5% de sa superficie. La création des barrages d'Assouan, depuis le premier en 1902, s'avérait indispensable pour espérer gagner sur le désert. Nasser réalisa l'ouvrage nécessaire pour l’avenir de son pays. Selon les experts consultés, le développement économique de l'Egypte était à ce prix.
La mise en eau en 1964 impulsa un indispensable modernisme, mais ce fut une tragédie pour ce peuple du palmier et du Nil étroitement dépendant du milieu où, des poutres de la maison au bois des meubles, de la corbeille à l'accessoire de pêche, de la nourriture aux étoffes, tout venait du limon fertile.
Bien évidemment, les évacués furent indemnisés ou relogés, mais l'argent ne permet pas de reconstituer le milieu naturel ni de retrouver les cimetières. En France, on a pu voir quelle détresse gangrenait les villages où avaient été regroupés les harkis rapatriés.
À demi-mot, par allusion, avec grande pudeur, à chaque rencontre, j'entendrai évoquer ce drame dans le prolongement des conséquences de la tragédie de Louxor, et ses conséquences qui soudain menacent directement les avancées du développement économique égyptien.
Je ne suis pas armé pour approfondir ce débat, et me garde de toute ingérence, d'autant que le lien, s'il existe, doit être enchevêtré dans de multiples considérations, il me suffit de rapporter qu’à Assouan, et tout au long de mon périple en cette fin 1997, l'évocation du drame de ce peuple déporté revenait comme une cantilène.
Le Nubien ennemi congénital
L’évocation de la grande catastrophe nubienne, dans ce contexte désolant après l’attentat de Louxor, rebondissait à chaque apparition d'images de Noirs humiliés gravées sur les monolithes des temples. Le problème n’est évidemment pas de condamner la barbarie antique au nom de valeurs de notre temps.
Répété jusqu'à satiété pour la gloire du roi, multiplié en rituel d’exécration, le thème de l’ennemi garrotté prenait la force vive du symbole. Les innombrables peuples étrangers, connus ou inconnus mais tous ennemis potentiels de l’Egypte pharaonique, envoûtés en figurines, vaincus agenouillés, stigmatisés en peinture, les longues théories de prisonniers qui formaient le socle du pouvoir dynastique, Éthiopiens, Nègres du Soudan, Asiates et autres barbares des sept climats, se résumaient alors, hors de l’espace et du temps, dans cet homme du Sud, le Nubien, le Saïdi, ce Nèhèsi, ennemi ancestral des dynasties régnantes.
Voir également l'article " Les éphémères Pharaons Noirs " : cliquer.
Ci-contre, reliefs trouvés dans le temple de Médinet Abû. Têtes négroïdes d'époque pharaonique servant de piédestal. (Photos Lamblard)
Toujours, derrière le fracas d'un drame, surgit du passé le long cortège des êtres humiliés, des hommes battus, des vieillards chassés de leur terre, des enfants privés de tout. Au-delà des clameurs du monde, ce sont les murmures douloureux de ces ombres qui se perçoivent, comme un chant secret entendu au berceau et jamais oublié.
La découverte de ce qui reste de la Nubie antique fit se lever ce chant profond en écoutant les récits de ceux que je croisais, ne fût-ce que d'un regard échangé.
Jean-Marie Lamblard. Avril 2006.
(Version amendée de ce texte qui fut publié dans Europe, n°828, avril 1998.)
Suite : La Nubie, texte inédit...
– LA NUBIE DES PHARAONS NOIRS (Texte revu en juillet 2013).
Ci-contre, au bord du Lac Nasser, Abou-Simbel : les deux buttes artificielles édifiées pour abriter les temples de Ramsès II et de son épouse, après la mise en eaux du barrage. (Photos Lamblard)
À droite, felouques nubiennes à hauteur d'Assouan, vue prise en 1895.
Ci-contre, à gauche, les ennemis traditionnels de l'Egypte, gravures du temple de Kom Ombo, montrant deux peuples enchaînés symboliquement, les Nubiens sont à droite, leur nom s'écrit avec l'image de l'"Oiseau-Nèh", qui est la Pintade de Nubie. (Photos Lamblard)
Les Nubiens, pour l'Egypte ancienne étaient << les hommes du vil pays de Kouch, les porteurs de tresses, les scarifiés, ceux qui s’habillent de peaux, les Nèhèsiou au visage brûlé >>.
À droite, au bord de la 3e Cataracte, à Tombos, les gravures rupestes, en hiéroglyphes, proclament la victoire des armées égyptiennes sur les "Nèhèsiou" les Nubiens. (Photo Lamblard)
Méroé, ce nom évoque un champ de pyramides noyées sous le sable, écrasé de soleil, d’une surprenante beauté. (Photos Lamblard)
Langue et écritures méroïtiques
La langue de Méroé est un idiome africain que les linguistes présentent comme une branche des langues nilo-sahariennes, le « soudanique oriental nord », il appartiendrait avec le nubien et les dialectes proches parlés au Tchad ou en Erythrée à une famille unique.
CI-DESSUS, À GAUCHE, Timothy Kendall, chef des fouilles du Djebel Barkal, en conversation avec Claude Rilly, devant les vestiges du temple d'Amon. (Photos Lamblard)
Ci-dessous, montagne sacrée du Djebel Barkal en Nubie soudanaise. Le Barkal, situé au coeur du royaume de Napata, du IX au IV siècles avant notre ère, abrite toujours des couples de vautours percnoptères ; identiques à ceux que l'on peut voir gravés sur les monuments égyptiens.
Aux flancs de la montagne on voit les ruines du temple d'Amon et derrière s'ouvre le temple de Mout, déesse vautour. (Photos Lamblard)