"Massacre de Sidi-Brahim", par Aimé-Jules Dalou
Résumé :
Au temps des colonies, la ville d’Oran s’était dotée d’un grand monument commémorant le désastre de Sidi-Brahim en 1845. Les statues de bronze étaient signées Aimé-Jules Dalou. À l’indépendance de l’Algérie, l’effigie de la France a été remplacée par le buste d’Abd el-Kader.
Qu’est devenue l’œuvre de Dalou enlevée de la place d’Oran ?
Qui était l'émir Abd el-Kader vainqueur de Sidi-Brahim ? Que reste-t-il aujourd'hui à Oran du monument commémoratif ? C'est à ces questions que répond le dossier :
On a retrouvé "la France" de Dalou
L’Européen libéré de ses frontières sait qu’en se promenant de part et d’autre du Rhin il rencontrera encore les monuments aux morts des guerres passées, exhibant, liés comme des gerbes, les noms innombrables de ceux que la grande faucheuse a laissés sur les champs de carnage.
Traverserons-nous bientôt la Méditerranée avec le même regard lavé de ceux qui s’avancent au-devant de la vie ?
C’est d’un monument qu’il sera question aujourd’hui et, comme trop souvent, d’un monument commémoratif de massacre.
Je veux parler du monument de Sidi-Brahim érigé à Oran au XIXe siècle, composition du sculpteur Aimé-Jules Dalou.
Il y a une quarantaine d’années, l’un des chefs-d’oeuvre de Dalou quitta une nuit son piédestal de la place centrale d’Oran, et personne ne pouvait (ou ne voulait) dire où il se trouvait depuis. L’oeuvre originale comportait un groupe de statues, la France, les dépouilles d'un soldats, et la Gloire, . Depuis 1962, le bronze représentant la "France" n’était plus à sa place au pied de l’obélisque de marbre sous le soleil algérien.
Est-ce l’air du temps ou le bouche à oreille ? Sans date anniversaire à célébrer ni révélation people, Aimé-Jules Dalou sort lentement de l’oubli. Nous en voulons pour preuve la place qui lui a récemment été attribuée au Petit Palais, quelques articles dans les revues, et les courriers que nous recevons depuis la publication de notre première chronique le concernant.
Vous qui suivez, notes après notes, l’élaboration de ce « théâtre de centons » virtuel sur le Web, savez où se trouvent les principales créations du sculpteur Dalou. Peut-être le grand public, et même ceux des Parisiens qui tournent chaque jour place de la Nation autour des bronzes du Triomphe de la
République, ignorent-ils encore cet artiste génial et admirable citoyen ?…
À droite, carte postale représentant le monument sur la grand place d'Oran vers 1950. (Collection Partouche)
Aux héros de Sidi-Brahim
Le bronze « la France » de Dalou faisait donc partie du groupe dédié à la gloire des héros de Sidi-Brahim, érigé à Oran le 26 décembre 1898. L’ensemble ayant pour âme un obélisque de huit mètres de haut était couronné d’une figure ailée, une Gloire portant la palme aux braves, placée au sommet du monument. Au-dessous, contre le piédestal, la France écrivant sur le marbre du souvenir, et, au même plan, livré à la compassion des passants, les dépouilles évoquant un Soldat mortellement blessé.
Ce groupe commémoratif avait été érigé par souscription sur la Place d’armes au centre de la ville et passait pour le plus beau monument d’Algérie. Il immortalisait le souvenir des combats de Sidi-Brahim.
Par une nuit de 1962 la France fut enlevée de son socle !
Le massacre du 26 septembre 1845
Nous pourrions craindre aujourd’hui que Sidi-Brahim n’ait laissé qu’un vague souvenir dans la mémoire de nos concitoyens hexagonaux ; il n’en va pas de même pour ceux qui ont connu et vécu l’Algérie française.
Le drame s’est déroulé au nord-ouest de Tlemcen, non loin de la frontière marocaine, proche du village de Ghazaouet, autour de la koubba du marabout Sidi-Brahim.
(Ci-dessous, la koubba du Marabout d'Oran)
C’est autour de la tombe du saint musulman qu’eut lieu un massacre de soldats ; de tels massacres, la litière des nations en est jonchée.
L’histoire des peuples se résume trop souvent en récits de batailles où tombèrent des moissons de jeunes hommes perdus par l’imprudence, l’orgueil, ou l'incompétence de leurs chefs et pour le plus grand profit des marchands de gloire.
Ensuite, pour la consolation des mères et des fiancées, les annales exaltent les faits d’armes afin que la mémoire populaire garde le souvenir des héros.
On multiplie les fastes afin que les évocations belliqueuses conditionnent les jeunes générations pour de prochains holocaustes.
Le 26 septembre 1845, le combat de Sidi-Brahim opposa un petit détachement du corps expéditionnaire français à plus de cinq mille cavaliers de l’émir Abd el-Kader. Il n’y eu que 16 survivants du côté français. Et combien de morts de part et d’autre ?
Le maréchal Bugeaud ayant été rappelé en France pour quelques mois, le général Lamoricière assumait par intérim le commandement supérieur de l’armée coloniale.
Le colonel Lucien de Montagnac commandait le camp fortifié de Djemaa Ghazaouet (Nemours). Auparavant, il s'était illustré dans d'abominables massacres dans le Constantinois.
Montagnac apprend le 21 septembre 1845 —était-ce un piège ? — qu’Abd el-Kader se trouve à la tête de ses cavaliers sur la frontière du Maroc, pays dont le sultan avait été vaincu, comme l’on sait, le 14 août 1844 à l’oued Isly.
Montagnac, stratège aventureux et homme violent, à la tête de sa petite troupe composée de 350 Chasseurs et 60 cavaliers du 2e Hussard, se lance au-devant de l’émir vers le Djebel Kerkour, il engage ses hommes sans se soucier du nombre de ses adversaires.
Les instructions données à Montagnac lui prescrivaient d’être prudent et de ne point s’aventurer hors de son fortin. Il n’en tient aucun compte. Il sort poussé par le désir de surprendre Abd el-Kader et d’en découdre.
On se croirait dans un western d’Anthony Mann...
Ayant laissé une partie de sa troupe au bivouac près du sanctuaire de Sidi-Brahim, le colonel de Montagnac, affronté aux forces algériennes, est tué des premiers à la tête de ses hussards, et sa petite escouade est complètement écrasée par les cavaliers musulmans. Une colonne de renfort qui se hâte à son secours est anéantie à son tour. Le capitaine Louis Dutertre ainsi qu’un grand nombre de soldats sont faits prisonniers par Abd el-Kader.
Ce premier affrontement, funeste pour les Français, n’était qu’un début.
(Gravure représentant la prise d'Alger en 1830)
Un caporal et quinze hommes
Le lendemain, le capitaine de Géreaux à qui Montagnac avait confié le reste du détachement, les chevaux de rechange et l’intendance en réserve près de Sidi-Brahim, subit à son tour l’assaut des guerriers berbères.
La koubba abritée d’un figuier va servir de point d’appui à la résistance des derniers Français. Géreaux, espérant recevoir du secours, rameute ce qui reste de la compagnie et se retranche dans le péribole de l’édifice. Le caporal Edme Lavayssière qui assurait la garde du troupeau de remonte et des bagages se joint au dernier carré. Ils sont à peine 80 fusils pour faire front aux milliers de guerriers qui déferlent.
Abd el-Kader, en ce début d’après-midi, dans la chaleur écrasante, comprend que ses adversaires, privés d’eau et de ravitaillement, coupés de leur base, sont épuisés et sans espoir d’être secourus. Il leur demande de se rendre et met le siège autour du sanctuaire.
Le harcèlement sera permanent, il durera trois jours. Par trois fois, Géreaux blessé opposera son refus de céder aux sommations de l’émir.
L’ennemi fera alors amener devant les soldats barricadés le capitaine Dutertre, prisonnier de la première offensive, avec mission de proposer aux assiégés de rendre les armes et de sortir de leurs retranchements.
« Camarades défendez-vous jusqu’à la mort ! » crie Dutertre avant d’être décapité.
Ci-contre, la France "mère-patrie" de Dalou écrivant pour la postérité l'invite du capitaine à ses hommes. (Photo Lamblard )
Abd el-Kader ordonne alors d’exhiber sur la crête du djebel les autres prisonniers français afin d’ébranler la détermination des assiégés. En vain. Les heures passent et la résistance des derniers Chasseurs ne faiblit pas.
Malheureusement, les cartouches s’épuisent et les renforts espérés ne viennent pas. Le 26 septembre à l’aube, le dernier carré français tente une ultime sortie dans l’espoir de briser l’encerclement. C’est le caporal Lavayssière qui prend le commandement des opérations. Il fait placer les blessés au centre du groupe et, baïonnettes en avant, lance les hommes contre les assaillants embusqués.
Sous l’extraordinaire autorité d’un simple caporal de Chasseurs, les derniers soldats bondissent hors de la koubba et progressent vers la plaine. Ils ne seront plus que seize survivants à être recueillis par la garnison venue enfin à leur secours ; quinze Chasseurs plus un caporal, le seul homme à avoir réussi à conserver son arme jusqu’au bout. Une centaine de prisonniers restera aux mains d’Abd el-Kader.
Et combien de morts chez l’ennemi algérien ? l’Histoire ne s’en souvient pas.
L’anniversaire de cet accrochage et de l’admirable résistance des soldats est devenu la fête traditionnelle des Chasseurs à pied.
Le temps ayant passé, de tous ces morts des deux camps permettez qu’on joigne les mains au bas de cette page afin de pouvoir la tourner.
Une femme agenouillée
Le monument commémoratif d’Oran rendait un juste hommage aux soldats de Sidi-Brahim, et le bronze de Dalou représentait la patrie France écrivant en lettres de sang pour la postérité la phrase lancée par le capitaine Dutertre : « Camarades défendez-vous jusqu’à la mort ! »
Je ne connais de ce monument que de rares photos où l’on voit une belle jeune femme, comme Dalou aimait à en sculpter, agenouillée, traçant l’invite du malheureux héros ; la France ici sœur de Simonidès écrivant sur le rocher des Thermopyles : "Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses lois".
En 1956, année funeste où je me trouvais près de Beni Mered, dans la ferme de Ben Ali-Bey, je découvris la statue du sergent Blandan qui lui aussi aurait prononcé de belles paroles, alors qu’avec seulement 22 hommes il avait été envoyé par ses chefs pour soutenir une lutte aussi glorieuse que désespérée contre 300 cavaliers musulmans : « Courage, mes amis, défendez-vous jusqu’à la mort ! », c’était le 11 avril 1842.
"La Garde meurt et ne se rend pas !" aurait crié Cambronne, à qui l’on prête beaucoup.
Et dans la « Maison de la dernière cartouche » à Bazeilles le 1er septembre 1870, tandis que Napoléon III mourant de la gravelle capitulait devant Sedan et se rendait avec 83 000 hommes aux Prussiens, d’immortelles paroles furent prononcées dignes d’être elles aussi gravées dans le marbre.
Ce serait grande misère pour les familles s’il se trouvait un homme au seuil de la vieillesse qui n’aurait d’autre récit de gloire à confier à ses proches que ceux des batailles où le destin l’aurait oublié dans l’ordre du malheur.
Tentons de croire qu’il existe aussi des paroles d’amour et de fraternité que parfois les hommes s'adressent au-delà des obstacles.
... suite :
Guerrier et mystique
Une note biographique sur l’émir Abd el-Kader n’est peut-être pas inutile à cet endroit, puisque l’adversaire capital des ambitions colonisatrices du gouvernement français va prendre une place éminente dans la suite de l’histoire.
Guerrier et mystique, théologien, résistant et homme politique algérien, Abd el-Kader est né à Mascara le 6 septembre 1808, au sein d’une famille maraboutique descendant d’un grand doctrinaire musulman. Son père, qui était cheik dans l’ordre soufi Qâdiriya, emmène l’adolescent en pèlerinage à La Mecque et l’initie aux arcanes de la confrérie mystique soufi. Il le conduit dans les hauts lieux de l’Islam à Damas, Bagdad, Jérusalem et au Caire.
Opposée au pouvoir ottoman, méprisant le bey d’Oran représentant l’autorité turque qui depuis 1587 régentait Alger et Tunis, la famille d’Abd el-Kader s’allie au sultan du Maroc lorsque le corps expéditionnaire de Charles X fait main basse sur Alger en 1830.
Le 22 novembre 1832, l’assemblée des tribus oranaises proclame Abd el-Kader sultan des Arabes afin de conduire les guerriers Berbères au combat et chasser l’envahisseur du sol algérien.
Les cavaliers d’Allah reconnaissent le jeune émir « Envoyé de Dieu » et livrent de farouches combats aux troupes françaises mal exercées, mal équipées et pitoyablement commandées sur ce sol inconnu.
La décennie qui suivit la prise d’Alger montra les gouvernements successifs de la France pleins d’hésitations sur la politique appropriée concernant l’avenir de cette conquête outre-marine.
Devrait-on occuper quelques ports et terres du littoral seulement, ou la totalité des territoires barbaresques pris à la Régence d’Alger ?
La monarchie de Juillet héritait une situation politique qui ne la concernait guère.
L’enchaînement des opérations militaires contre les tribus révoltées, et l’appropriation des terres et des biens des Berbères sous les armes, décida de la suite des opérations. Celles-ci furent sanglantes.
Si le dey d’Alger et ses janissaires de parade, ce lundi 14 juin 1830, lors du débarquement du corps expéditionnaire à Sidi-Ferruch, ne montrèrent qu’une faible résistance, il n’en allait plus de même cinq ans après la prise d’Alger : les soldats français devaient affronter dans le bled une redoutable armée parfaitement entraînée, celle de l’émir Abd el-Kader. J’imagine que les discours officiels du temps devaient traiter de brigands, de corsaires, de moricauds —disait-on terroristes à l’époque ?— les insurgés se dressant contre les "porteurs de civilisation".
Une première défaite, le 28 juin 1835, dans les marais de la Macta où un lieutenant insensé avait envoyé ses hommes, alerta l’Etat-major. Les malheureux soldats français furent encore battus à Rachgoun l’année suivante.
Arrive Bugeaud en 1836. Député de Dordogne, maréchal de camp chargé de réprimer les révoltes populaires des faubourgs parisiens, Bugeaud débarque en Algérie avec la réputation d’un chef de guerre impitoyable.
Dès les premiers accrochages, Bugeaud prend la mesure de son adversaire, et parvient cependant à repousser les cavaliers de l’émir.
<< Cet homme de génie, que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha, est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus-Christ. C’est une espèce de prophète, c’est l’espérance de tous les musulmans fervents >>, pourra écrire Bugeaud au sujet d’Adb el-Kader, montrant ainsi sa maîtrise dans le registre militaire où l’on sait reconnaître à leurs justes valeurs les mérites de l’ennemi.
Le 20 mai 1837, Bugeaud signe avec Abd el-Kader la « Convention de la Tafna » qui reconnaît à l’émir la souveraineté sur les deux tiers du territoire algérien. Ce traité de paix dévoile le génie politique d’Abd El-Kader capable d’imposer un acte diplomatique de portée internationale où sa signature équivalait à celle de Louis-Philippe roi des Français.
Par ce traité signé avec la France, Abd el-Kader posait dès 1837 les bases d’un premier Etat algérien. En despote éclairé, l’émir parlait déjà de « la patrie Algérie »(al-Wasita) et s’affirmait conducteur de son peuple.
L’administration française, par la plume du maréchal Soult ministre de la Guerre, ne désignera la « possession française dans le nord de l’Afrique » sous le nom d’Algérie qu’en 1839.
Et ce sera la IIe République qui proclamera officiellement cette Algérie territoire français formé de trois départements, le 12 novembre 1848.
Un anachorète dans le siècle
Le 28 octobre 1839, le traité de paix de la Tafna est rompu par la provocation d’une colonne conduite par le duc d’Orléans aux Portes de Fer (les Biban). En conséquence, dès novembre suivant, Abd el-Kader lance de nouveau ses cavaliers sur la Mitidja.
Suivirent quelques années de guérilla au cours desquelles la France augmentera constamment le potentiel offensif de son corps expéditionnaire.
Par ailleurs, Abd er-Rahman sultan du Maroc qui protégeait l’émir et lui donnait asile sera à son tour entraîné dans la guerre.
C’est ici que se situe la célèbre prise de la smalah d’Abd el-Kader.
( Ci-dessus, détail d'une célèbre toile d'Horace Vernet).
Le 16 mai 1843, les Français, exploitant la trahison d'un chef de tribu, parvinrent à encercler et détruire le campement itinérant qui tenait lieu de capitale administrative aux rebelles nord-africains.
La smalah abritait plus de 30 000 personnes assumant toutes les tâches de conduite de la guerre, gestion et organisation des services, véritable centre nerveux et coffre-fort du pouvoir musulman.
C'était aussi le lieu stratégique où se concentraient les archives et l'immense bibliothèque rassemblée par l'émir.
À compter de ce désastre, le sort était scellé.
Le 14 août 1844, Bugeaud écrase l’armée marocaine à la bataille de l’oued Isly et impose au sultan ses conditions, dont la principale sera l’abandon du soutien apporté à Abd el-Kader. Dès lors, l’émir algérien ne peut compter que sur ses propres forces, affrontées à la meilleure armée d’Europe.
La tentative de créer un Etat algérien et musulman indépendant, en accord avec la France, étant vouée à l'échec, et la paix s’éloignant, Abd el-Kader n'a d'autre perspective que reprendre la lutte armée.
C’est dans ce rapport de forces tendu que se situe l’épisode de Sidi-Brahim, le 23 septembre 1845, où un détachement français subira la grave défaite que nous avons décrite.
Chef de guerre mais avant tout homme sage, devant l’évidence de la supériorité militaire d’une armée sans cesse renforcée par sa métropole, Abd el-Kader se rend le 21 décembre 1847 au général Lamoricière en présence du fils de Louis-Philippe. Les conditions de la reddition mentionnaient que le vaincu et ses proches seraient conduits à Alexandrie d’Egypte, en terre musulmane donc.
Il fut emprisonné à Pau(*). L'émir ne sera libéré qu’en 1852 par Napoléon III qui le prendra sous sa protection et lui facilitera son installation à Damas.
Il s’éteindra en Syrie en 1883, après avoir mené une vie de grand mystique écrivant une œuvre qui reste en grande partie méconnue des lecteurs francophones, le Kitâb al-Mawâqif (le Livre des Haltes).(**)
La roue tourne, les symboles se régénèrent
Trop en avance sur les mentalités de son temps, en contradiction avec les pouvoirs innombrables des chefs de clans aux intérêts concurrents, confrontée à un adversaire trop puissant, l’utopie d’Abd el-Kader, celle d’un Etat algérien souverain, ne pouvait qu’échouer.
La grande figure de l’émir prendra place dans la tradition orale des récits épiques en compagnie de Jugurtha, de la Kahina reine des Berbères, de Juba de Maurétanie...
À gauche, le bronze de Dalou, tel qu'on peut encore l'admirer aujourd'hui dans le Bordelais. Au premier plan, la "casquette"...
(Photos Lamblard).
La ville d’Oran, capitale du riche Ouest algérien, portait à la fin du XIXe siècle à son pinacle le rêve "oriental" de la France Républicaine, de la France des « Cinq parties du monde ». Le Parti Colonial le plus influent de la Chambre avait pour président Eugène Etienne, député d’Oran.
Cette force de pression politique et économique se devait de doter la ville algérienne des plus beaux ornements. Les édiles lancèrent en 1893 l’idée d’un monument commémoratif pour marquer le cinquantenaire de Sidi-Brahim.
Une souscription fut ouverte et, renseignements pris sur la réputation des artistes, Aimé-Jules Dalou fut choisi.
La petite histoire retiendra les échanges orageux que le comité eut avec le sculpteur parisien. On cite cette correspondance des Oranais lesquels marchandaient les honoraires et le montant des droits réclamés par l’artiste en lui faisant remarquer qu’une « Gloire » et une « France » n’ont pas dû coûter de grands efforts d’imagination à un sculpteur d’aussi grand talent…
Le monument de Sidi-Brahim sera inauguré le 26 décembre 1898 au coeur de la grand place d’Oran.
Et 1962 arriva. Des mains pieuses jugeront plus sage, connaissant la tendance des foules à s’en prendre aux symboles, de déboulonner le bronze placé à hauteur d’homme représentant la France, et de le rapatrier sur l’Hexagone où il avait été conçu. La Gloire resta au sommet de l’obélisque, brandissant toujours sa palme, emblème végétal bien indigène au demeurant...
Le nouveau pouvoir oranais, suivant sa logique, comblant le vide, fit remplacer l’allégorie obsolète par un portrait d’Abd el-Kader. Inch’Allah !
La roue tourne, les églantines rouges remplacent les fleurs de lys, à l’aigle succède le coq, et Marianne prend la suite d’une déesse. Le choix d'un buste de l’émir, guerrier mais aussi grand poète mystique, que le Second Empire avait courtisé jusqu’à lui offrir de prendre la tête d’un « Royaume arabe » (selon les idées saint-simoniennes adoptées par Napoléon III lors de son voyage algérien de 1860), était le meilleur choix possible que pouvait faire la jeune république algérienne.
Le monument de Sidi-Brahim est toujours debout.
Et "la France" ?
À droite, le nouveau monument de Sidi-Brahim à Périssac au milieu du vignoble. La France de Dalou trace toujours l'invite du Capitaine à ses hommes.
(Photo Lamblard).
Qu’est devenue la France de Dalou ?
Elle se trouve en France méridionale, à Périssac au milieu des vignobles bordelais. De la grand place d’Oran au carrefour de Périssac, le parcours peut surprendre. C’est le destin ; il est lui aussi symbolique.
Pourquoi Périssac ? C’est la commune natale du capitaine Oscar de Géreaux, l’un des martyrs de Sidi-Brahim et châtelain local.
Mon esprit chagrin regrette que ce ne soit pas le souvenir de l’humble caporal Lavayssière qui ait conduit au choix du nouvel emplacement, mais baste, l’oeuvre est sauvée et la splendide allégorie de Dalou trône dans un paysage prospère et bien français.
Le monument a belle apparence, de béton blanc en coque brisée, il englobe la représentation de la France et offre à ses doigts tenant un stylet de bronze une paroi d’un blanc de sépulcre où l’on peut lire l’exhortation du capitaine à ses hommes :
« Camarades défendez vous jusqu’à la mort».
La figure est d’une grande noblesse, la jeune femme agenouillée tient le drapeau de la main gauche. À ses pieds, des armes sans munitions et des uniformes épars. On reconnaît tombé à terre le shako d’un Chasseur.
Ci-dessous à gauche, le monument d'Oran tel qu'il est aujourd'hui, avec, au sommet de l'obélisque, la "Gloire" de Dalou qui domine toujours la grand place. À la base, le portrait d'Abd el-Kader perpétue le souvenir de Sidi-Brahim... L'oeuvre d'art au-dessus des péripéties de l'Histoire, au bénéfice de la fraternité des vivants. (Photo Abdel-Hamid Qassoul).
Les chansons de la fin
En France, où tout se termine en beuveries et chansons, les Chasseurs viennent en pèlerinage se recueillir au milieu des vignes devant le nouveau monument et entonnent le Chant de la Sidi-Brahim :
« … Aux champs où l’oued Had suit son cours
Sidi-Brahim a vu nos frères
Un contre cent lutter trois jours
Contre des hordes sanguinaires
Ils sont tombés silencieux
Sous le choc comme une muraille
Que leurs fantômes glorieux
Guident nos pas dans la bataille !
Au refrain
En avant, braves Bataillons… etc. »
Chasseur un jour, Chasseur toujours !…
Ce shako de bronze tombé aux pieds de la France, et qui se voit comme la béance d’un nez au milieu de la figure, fait irrésistiblement penser à la casquette du Père Bugeaud.
Le marquis Thomas Robert Bugeaud de la Piconnerie avait agrémenté son shako d’une seconde visière tournée vers l’arrière, en prévision d’on ne sait quel retournement. Lorsque le maréchal passait en revue les troupes du 3e bataillon d’Afrique, les hommes pouffaient en voyant ce couvre-chef ainsi préparé.
Les soldats s’amusent d’un rien. Bugeaud n’aimait pas que l’on pouffât sur ses pas. Il fulminait.
Bref, tout cela s’acheva en chanson sur l’air de la marche des Chasseurs :
<< As-tu vu, la casquette, la casquette, As-tu vu, la casquette du père Bugeaud. Il n’y en a pas deux comme ça ! … >>
NOTES :
* La Presse, journal parisien :
<< On écrit de Pau, 2 septembre 1848 ; il y a eu hier au château une petite fête dans la famille d’Abd el-Kader. C’était la fin du Rhamadan et le premier jour de Beiram (Fête de Pâques). Après un déjeuner auquel avaient été conviés MM. Les Officiers supérieurs du château, l’émir a été témoin d’une séance magnétique donnée par M. et Mme Lassaigne. Ces expériences ont produit sur Abd el-Kader, et surtout sur les Arabes de sa suite, l’effet qu’on devait en attendre. >>
(In : L’Uiard, (page 133), Éditions Fédérop, 1987).
Après le parjure, des séances de prestidigitation pour impressionner l’émir…
** Pour en savoir plus : Michel Chodkiewicz, « Les écrits spirituels de l’émir Abd el-Kader » Présentés et traduits de l’arabe. Le Seuil, Paris 1982.
— Le livre de référence pour approcher l'Émir Abd el-Kader me semble être celui de Bruno ETIENNE : "Abdelkader", Hachette Littérature, 1994.
Sur Aimé-Jules DALOU, sa vie son œuvre : Revue EUROPE , n° 923, mars 2006 : «Des gisants et des morts», pp 327-338.
http://www.europe-revue.info/phpgoogleapi/index.php
Deux autres articles et de nombreuses photos des oeuvres de Dalou se trouvent sur notre site.
Voir "Les amants de Marianne", cliquer .
Ci-contre, la jeunesse manifeste, le 11 janvier 2015 place de la République à Paris, pour la Liberté, aux pieds de Marianne.
La statue des frères Morice sert d'autel laïque une fois de plus.(Photo Libération)