LA PINTADE, MODELE de L'HIÉROGLYPHE "OISEAU-NÈH"
I - L'idéogramme à l’origine du mot
L'oiseau Pintade est d'origine africaine. Cette Pintade diffère d'Est en Ouest, et ces différences se remarquent essentiellement aux couleurs des ornements de la tête, et à quelques modifications du plumage. C'est un oiseau désormais très commun, bien utile à l'alimentation des hommes.
Il fut connu aussi en Egypte ancienne pour signifier quelques idées abstraites, et fixer le langage par l'écriture.
Lorsque l’écriture hiéroglyphique égyptienne nous apparaît, elle est déjà entièrement constituée. Il serait hasardeux de conjecturer son élaboration primitive. Néanmoins, nous pourrions trouver logique que l’image simplifiée d’un objet ou d’un animal eût fourni les premiers éléments qui vont conduire aux premières écritures.
Ce seraient les « idéogrammes » qui auraient présidé à la représentation de la parole par signes gravés. Aujourd’hui encore, lorsque nous voyons au bord de la route où nous roulons un panneau qui reproduit la silhouette d’une vache, nous comprenons qu’il y a des ruminants dans la contrée et que les autorités dans leur grande sagesse nous avertissent que ces bovins peuvent traverser la chaussée. Les idéogrammes ont conservé leur utilité.
...Le signe tracé par la main de l’homme, source d’énergie positive et de transcendance…
Si à l’origine, les premiers signes écrits étaient des idéogrammes, pouvaient-ils noter, en outre, l’équivalent de l’onomatopée pour désigner l'animal ? « Meuh ! » beugle l’enfant dans l’auto en désignant le panneau.
Mais les civilisations à leur émergence ne sont point enfantines !…
Ci-contre, à droite, dessin de Henri Chevrier, le premier "nèh" jamais publié (ASAE 1931). (Photo Lamblard). La question est posée, à savoir, quelle Pintade servit de modèle aux scribes ? Veuiller cliquer pour agrandir les images.
Ci-dessous, à gauche, une Pintade Vulturine de l'Est africain, oiseau qui fut commun dans la faune nilotique. (Photo Lamblard).
Les premiers hiéroglyphes égyptiens, dans une écriture organisée, apparaissent à l’aube des premières dynasties, vers 3300 avant notre ère. À cette haute époque, se trouvent déjà réunis les éléments de la civilisation pharaonique et l’on devine des correspondances avec le Proche-Orient et la Mésopotamie, où un second foyer culturel développe son propre système d’écriture.
Nous allons tenter d’approcher la complexité de la pensée égyptienne à partir d’un exemple simple qui nous conduira d’un volatile familier aux paysans africains, jusqu’au principe d’éternité et de vie perpétuelle.
À droite, fragment des Textes des Pyramides, antichambre de la pyramide de Pépy 1er, VIe dynastie. Le texte proclame : << Les ailes de Pépy sont celles de l'Oiseau-nèh...>>
Identification du hiéroglyphe « nèh » (G.21)
Les ouvrages traitant des hiéroglyphes étant innombrables, nous nous attarderons ici sur un signe peu utilisé, celui de l’« oiseau-nèh », classé G.21, dans la nomenclature de Gardiner (1).
Il se présente sous la silhouette stylisée d’un oiseau banal, de profil, stable, au repos, d’une forme indistincte noyée dans la foule des oiseaux du type « rapace ».
Heureusement les peintres et lapicides égyptiens ont ajouté parfois à leurs figures des appendices ou des signes diacritiques qui aident à les distinguer les uns des autres, ainsi que des déterminatifs.
L’Oiseau-nèh, nous le savons depuis les travaux indépassés de Ludwig Keimer en 1938, est la pintade nubienne (2) Nous éviterons ici de nous perdre dans le débat sur les espèces de pintades pour nous en tenir au hiéroglyphe "Oiseau-nèh". Les nombreuses photos reproduites dans l'article, dont certaines sont inédites, le décrivent mieux qu’un long discours. Les égyptologues sont convenus de nommer ainsi ce hiéroglyphe « nèh » et de le vocaliser « nèèe ».
Ce n’est pas seulement un idéogramme pour désigner l’oiseau pintade, il est aussi utilisé dans l’écriture de notions complexes où il devient un phonogramme « bilitère » (valant pour deux consonnes) avec valeur « nèhèh ». Par exemple, il sert à écrire le mot « Éternité ».
Les Nèhèsiou sont les Nubiens du Nil
On ne trouvera pas ici l’inventaire exhaustif des occurrences où intervient ce hiéroglyphe (détaillé dans L’Oiseau nègre, pages 152 et s.) mais on insistera tout d’abord sur le nom antique des Nubiens, habitants de la vallée de Haute-Egypte, qui s’écrivait avec le dessin d’une pintade de Nubie.
Dans les textes égyptiens, les Nèhèsiou (singulier Nèhèsi) ce sont les populations de Nubie, aujourd’hui au Soudan. Ethnique ou sobriquet, Nèhèsiou est probablement l’appellation indigène des Nubiens car ce nom est sans étymologie égyptienne connue. (Voir l'article "Les Pharaons Noirs").
Ci-dessous, à gauche, "cartouche-forteresse", temple de Kom Ombo, Haute Egypte. Les "Nèhèsiou", peuple des Nubiens de la vallée du Nil, enchaînés parmi les ennemis de l'Egypte. Epoque ptolémaïque. Sur le bas-relief de ce temple égyptien, on peut voir toute la liste des cités soumises, symbolisées par un ennemi enchaîné. Tous les visages ont été grattés au fil des siècles, selon un rituel superstitieux, par les habitants des villages voisins qui récupéraient ainsi la poussière de pierre considérée comme une médecine souveraine contre les maladies. (Photos Lamblard) .
Un peuple qui se serait désigné par le nom d’un animal respecté ne doit pas surprendre. Les Français ne se voient-ils pas souvent figurés en coqs ?
Revenons à l’idéogramme simple qui désigne l’oiseau pintade « nèh ». Si l’on se souvient que l’écriture égyptienne ne note pas les voyelles, on comprend que la vocalisation moderne n’est qu’une convention récente. Champollion, en visitant les tombes de Haute-Egypte en 1829, lisait « nâh » ! << Les Nègres sont désignés sous le nom général de « Nâhâsi >>, écrivait-il à son frère. Il n’était pas plus dans l’erreur que nous le sommes puisque personne ne peut savoir comment les Egyptiens anciens vocalisaient leurs idiomes.
Ainsi, dans la langue afro-asiatique que parlaient les Egyptiens, cet oiseau pintade pouvait fort bien être désigné selon une onomatopée reproduisant le cri familier de ces pintades (qu’utilisent toujours ces chers volatiles si conservateurs dans l'affirmation de leurs convictions).
Ce cri d’oiseau, entendu directement ou emprunté à leurs voisins du sud, peut se transcrire en langage humain par « nâh », "nâh nâh nâh" , ou "nat nat nat", etc. Je rappelle que le nom des pintades chez les peuples africains Noirs est souvent construit à partir du cri. En Wolof pour désigner la pintade de brousse, on entend « nat nat nat », ou encore "nâhat…"(3)
La complainte du paysan
Dans certaines sociétés traditionnelles d’Afrique, les rituels d’initiation utilisaient le symbole de la pintade pour exalter l’activité agricole humaine, étroitement dépendante du cosmos, du soleil et de la terre, des étoiles et des saisons (4). La pintade, levée avant l’aube, cherchant sa pitance en grattant le sol, et ponctuant son parcours de jacassements lancinants, représentait le paysan dans son labeur ingrat.
À droite, palette prédynastique à fard. Schiste. Coll. Ortiz. Vers 3500/3300, époque de Nagada II. Exposition de Londres 1994. Au-dessus, pintade grise africaine, (photos Lamblard)
Nous connaissons un texte du Nouvel Empire égyptien (de 1500 à 1100 avant notre ère) appelé la Satire des Métiers, pour « l’enseignement de Khéty », qui contient une raillerie du fellah au travail. Le scribe décrit à ses élèves le sort qui attend les cancres qui vont devoir quitter l’école pour retourner à la corvée des champs :
<< Les passereaux apportent la misère au cultivateur. Le grain sur l’aire est volé. Alors le percepteur débarque pour collecter l’impôt… Le fellah est battu… Le paysan pleure et grince plus que la pintade. Sa plainte est plus triste que le roucoulement du ramier… >> (5)
Ce texte satirique, qui utilise l’image de l’oiseau-nèh pour signifier le sort du fellah du Nouvel Empire, est toujours d'actualité trois millénaires plus tard.
Notre pintade dans les Textes des Pyramides
Le signe oiseau-nèh apparaît, pour sa plus ancienne attestation connue, gravé et peint sur les murs de la salle du sarcophage du pharaon Ounas, fin de la Ve dynastie (2350/2321), à Saqqarah, dans ce qu’il est convenu de nommer les « Textes des Pyramides » (Auparavant, il s'agissait de silhouettes gravées sur des palettes prédynastiques, hors écriture organisée).
À gauche, gravures sur le mur de la pyramide de Téty, VIe dynastie, 2290 avant notre ère. Hièroglyphe Oiseau-nèh. (Photo Lamblard).
En haut de la ligne 161 b-c. du panneau 43, on peut déchiffrer le nom d’une divinité mystérieuse, Nèheb-kaou (6). Le signe-oiseau qui le constitue est l’image stylisée, sans fioriture, d’une pintade. On pourrait peut-être y distinguer la silhouette d’une pintade Vulturine de l’Est africain. Ce dieu Nèheb-kaou serait le « Maître de la Destinée », son ambiguïté le relie au monde des serpents.
Dans une autre colonne du texte, c’est le dieu Pintade-Nèh qui est nommé en regard du principe d’Éternité solaire, toujours écrit avec le même hiéroglyphe, << Ounas connaît son nom : Nèh est son nom, le Maître de l’année… >> (7)
Ce dieu Nèh, éternel invocateur du soleil levant, est clairement désigné par la figure de l’oiseau pintade. Hypostase du Créateur, ce dieu "Pintade" fait revivre chaque jour le soleil par ses cris éveilleurs d’aurore.
Parmi les Textes des Pyramides colligés dans la tombe d’Ounas, c’est une dizaine de hiéroglyphes oiseau-nèh que l’on relève. Ils interviennent pour signifier l’Éternité souhaitée au pharaon, ou désignent la prière elle-même.
Il faut souligner ici que ces dessins de pintades, dans l’écriture sacrée d’époque très ancienne, ne portent pas de signes surajoutés, ni doubles cornes, ni houppe ou goutte pectorale, ni protubérance intempestive que nous allons rencontrer plus tard.
Pour autant que l’on puisse en juger, au troisième millénaire avant notre ère, les scribes connaissaient leur modèle et figuraient la pintade sans complexification ni signe diacritique.
Dans la pyramide de Téti à Saqqarah, datant de la VIe dynastie, vers 2290, l’oiseau-nèh que l’on voit dans les colonnes des litanies sacrées est assez comparable au prototype relevé dans la pyramide d’Ounas.
Sous le règne de Pépy 1er, les Textes des Pyramides sont encore gravés, et peints en vert (VIe dynastie, vers 2247), mais on voit apparaître dans les exemplaires de l’oiseau-nèh une « goutte pectorale » que l’oiseau pintade ne porte jamais au naturel.
À droite une pintade Vulturine (Acryllium vulturinum) (Photo Lamblard).
Notons que les Perses sassanides vont emprunter l'image de la pintade aux Egyptiens anciens ( voir sur le site).
À gauche tête de pintade mâle grise commune. (Photo Lamblard).
Ci-contre, à droite, pintade de l'Est africain à barbillons bleus et pinceau de poils sur le bec (Numida ptilorhyncha); planche d'Elliot, 1872. (Coll. MNHN. Paris.).
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