NARCISSE : RETROUVER SON VISAGE DANS CELUI DE L'AUTRE
Des graffs en guise de miroirs
À Paris, sur la façade blanche du Tribunal d’Instance, au 91 rue Oberkampf, un graffiti tout frais interpellait le passant, ce matin de juin 2012 : « Le narcissisme nous fait penser, au lieu de créer l’égocentrisme autour de tout ce nombrilisme, vit mon ami ! ».
Nous réfléchirons au sens profond du conseil, mais en attendant, saisissons l’opportunité du mot proclamé où Narcisse s’affiche. C’est une façon de vivre que de saisir ainsi l’air du temps au hasard des rencontres.
Je n’apprécie guère ces monomaniaques qui laissent leurs déjections sur les murs offerts à leur portée, comme la mouche ses chiures, ou la punaise des lits ses fientes vermiculaires (j’ai connu ça à la caserne, c’est même grâce à leurs tracés que nous débusquions leurs repaires de parasites. Cela dit, il n’y avait pas de tags sur les murs de la caserne, autres que ceux des punaises, et c’était bien regrettable).
On comprendra ici que je n’attaque pas les graffs de Native, pas plus que Jef Aérosol, ni Azyle, et pas davantage les QR-code du Collectif Raspouteam, et que je respecte l’art de Popay, de même que les pochoirs de MissTic, ou les mosaïques colorées de Space Invaders ; tous graffeurs-pochoiristes artistes immortels.
D’autant que, sur la façade du tribunal, l’invite vient d’une main humaniste, elle apporte à l’austérité du lieu un cachet philosophique bien amical.
La citoyenneté grecque
Il y aurait aujourd’hui d’innombrables façons d’évoquer la Grèce, et de plus actuelles que sa mythologie, mais c’est Narcisse justement qui nous retient.
Notre civilisation et nos cultures ont abondamment puisé dans le patrimoine hellénique ; le patrimoine venu des anciens grecs cela s’entend. Les droits d’auteur s’évanouissent au long des siècles et les héritiers putatifs ne sont probablement pas plus fondés que nous-mêmes à revendiquer la succession et ses biens millénaires. Nous savons combien les tenanciers de la force, les chefs de guerre, sont habiles à se parer des plumes du paon après avoir égorgé l’artiste, torturé le savant, banni l’écrivain. Je suis analphabète en stratégie politique, et tout à fait béotien en économie, néanmoins, je me souviens d’avoir dans ma jeunesse manifesté contre les « colonels » qui oppressaient la Grèce, et fêté les artistes réfugiés chez nous. Peut-être revient-il à ce peuple, désormais souverain, de réinventer une démocratie intelligente pour servir de référence à l’Europe. En attendant que faire d’autre, à notre très modeste place, que de continuer à manipuler des concepts empruntés à la mythologie hellénique ou formulés une première fois sur les bords de la mer Egée ou l'Ionienne.
— Un moment ! s’autorise soudain l’ectoplasme qui lit par dessus mon épaule. Un moment ! Qu’est-ce que le poids des siècles vient faire en la matière ? Certes, depuis Périclès, de l’eau est passée entre les rives de l’Hellespont, mais depuis quand les biens spirituels s’évaluent-ils ainsi que des bénéfices ou des royalties ? Que signifie cette remarque de comptable en redevances commerciales ? Voilà un réflexe petit-bourgeois consternant : j’ai payé, j’y ai droit ! L’héritage de la Grèce appartient aux Grecs !… Quant à user de mots archaïques, n’en rajoute pas !
— Admettons. La Grèce a de droit sa place au sein de l’Europe. Soit. Un droit d’aînesse au registre de la raison. Car le sommeil de la raison engendre les monstres (Goya). Bien… Mon propos était moins ambitieux, je souhaitais revenir sur l’usage abusif des emprunts continuels que les sciences modernes commettent en puisant dans l’immense réservoir des histoires grecques. Je souhaitais prendre pour exemple le mythe de Narcisse. Juste Narcisse et son histoire…
— Un dernier avis : respectons la mythologie ; ne jamais oublier que les racines "polythéistes" et païennes de l’Europe sont inscrites profondément en elle, et premièrement dans son nom. Cet atout sera sa chance le moment venu.
Oui, oui. Pour en revenir à Narcisse, et au narcissisme des psychanalystes, ce n’est pas exactement ce que le bon peuple croit. L’histoire qui servit de modèle à Freud, puisée dans les « Métamorphoses» du poètes latin Ovide, se révèle de seconde main. La morale de l’histoire est autre, et bien plus émouvante. Voici :
La fontaine de Narcisse
—<< Et chacun trouve son visage dans celui de l'autre >> ; dit Sergueï PARADJANOV, dans son chef-d'oeuvre, "SAYAT NOVA", poème cinématographique sur la vie d'un poète georgien.—
Les contes vivent longtemps, leur récit change avec les époques. Ainsi du mythe de Narcisse auquel les adeptes de la psychanalyse ont fait un sort aussi fameux que celui d’Oedipe. Eh bien, ces explorateurs de l’inconscient se trompaient : la véritable histoire de Narcisse n’est pas cette version idiote où un adolescent asocial, découvrant son reflet dans le miroir d’une fontaine devint amoureux de lui-même, espérant une parole de ce frère-pareil jusqu’à s’en mourir. Y aurait-il eu, même en ces temps primitifs, un garçon assez stupide pour confondre le reflet et la réalité ? Allons, c’est du pipeau !...
Les légendes transmettent des souvenirs collectifs, et pour les transcrire il faut choisir ses sources. Nous avons eu le bonheur de rencontrer un témoin de première main. Voici ce dont il se souvenait du mythe de Narcisse :
En ce temps-là, disait-il, nous en étions encore à l’âge du Chêne où l’on se nourrissait de glands et de lait. L’univers n’était pas totalement achevé et les humains participaient encore au chantier de construction de la terre.
Les êtres vivants se complétaient mutuellement en échangeant leurs secrets. Les hommes savaient écouter le langage des bêtes aussi bien que les messages du vent dans le bruissement des arbres, ou le murmure des eaux.
Dans une région paisible du pays que l’on appelle aujourd’hui la Grèce, au pied d’une montagne toujours connue sous le nom d’Hélicon, poussait une plante nommée Narcisse en souvenir d’un jeune berger ou d’un chasseur mystérieusement disparu sur les bords d’une source. La jeune pousse sortait du sol au printemps et lançait une seule tige bien droite en s’épanouissant d’une fleur blanche à corolle safranée.
Les sources et les fontaines étaient nombreuses au pied de l’Hélicon. La plus célèbre aurait jailli à la suite d’un coup de sabot du cheval Pégase. Des jeunes filles venaient à la fontaine de Pégase pour chanter car cette eau avait la réputation de favoriser l’inspiration poétique.
Au creux d’un vallon silencieux, une autre fontaine coulait. C’était une petite source toute jeune encore avec un filet d’eau qui tombait dans une profonde vasque en égrenant un glouglou malicieux. De la vasque, un ruisselet s’échappait où venaient boire les chèvres et les moutons.
Cette fontaine voyait journellement passer les deux bergers qui gardaient le troupeau : un frère et sa sœur jumelle.
Dans ce vallon qu’aucun chemin ne traversait, il n’y avait point d’étrangers et tout le monde se connaissait. Lorsque les oiseaux se donnaient rendez-vous à la fontaine, chacun savait de quelle fontaine il s’agissait, il n’était pas utile d’ajouter un nom, fontaine suffisait bien ; et l’arbre s’appelait arbre. Aucun oiseau ne se trompait de nid. Les chèvres entre elles se donnaient des surnoms, mais c’était pour rire. Les moutons se ressemblaient tous et trouvaient que c’était bien ainsi.
Les deux petits bergers aussi se ressemblaient. Cela n’est pas surprenant puisqu’ils étaient jumeaux. Eux se reconnaissaient fort bien et tant pis si les autres se trompaient. Les autres ne pouvaient être que les parents ou les voisins parce que la fontaine, elle, savait les distinguer l’un de l’autre. Les deux enfants étaient beaux comme des fleurs, ils s’aimaient tendrement. Ils ne se quittaient jamais. Des jeux d’enfants, ils passèrent aux divertissements qu’offre la nature. En grandissant leur ressemblance devenait encore plus parfaite en tout ; ils avaient, de plus, les mêmes cheveux, les mêmes vêtements et allaient à la cueillette et à la chasse ensemble.
Chaque soir, ils venaient s’asseoir sur le bord de la vasque et parlaient tête contre tête doucement. La fontaine tentait parfois de se mêler aux échanges, mais les jumeaux ne l’écoutaient pas lorsqu’elle glougloutait. Les deux jeunes gens semblaient seuls au monde. À peine réagissaient-ils aux alertes des oiseaux lorsque les chèvres s’aventuraient trop loin du pacage.
Ce bonheur connut son terme. Sans que l’on sache pourquoi, la jeune fille tomba malade, puis elle mourut. Son frère éprouva un immense chagrin. À l’abattement du deuil succéda la terrible solitude qui suit la disparition de l’être aimé. Il ne parlait à personne et gardait ses bêtes sans joie. Par habitude, il venait à la fin du jour aux endroits où chaque chose lui rappelait le souvenir de sa sœur, et restait des heures silencieux.
Les autres bergers, les jeunes filles du bourg voyaient le désespoir du garçon, mais lui ne laissait personne approcher.
Que faire, que dire devant un tel désarroi ? les proches restaient vigilants, prêts à intervenir si nécessaire. C’est ainsi que nous savons que le garçon, un soir, alors qu’il s’asseyait près de la fontaine, se pencha subitement sur la vasque en montrant une forte émotion. Soudain, il venait de reconnaître dans le miroir de l’eau un visage connu, le visage aimé de sa sœur ! Oh, il savait bien que la magie des eaux noires et la malice des sources peuvent refléter exactement les images, mais comment ne pas éclater de joie devant ce miracle qui lui redonnait la présence aimée semblant revivre tout contre lui. Alors, il remercia la fontaine et resta auprès d’elle, longuement, immobile, penché sur l’eau calme à murmurer doucement vers elle.
De cette rencontre, le chagrin s’atténua et le garçon reprit ses couleurs. De nouveau, il retourna à la chasse avec les autres jeunes hommes du canton. Mais chaque soir aussi, à la même heure lorsque le soleil déclinait, il venait fidèlement au rendez-vous de la fontaine parler au reflet que fidèlement la source lui restituait. Que disait-il ainsi penché sur la vasque durant tout ce temps ? Personne jamais ne put surprendre les mots de tendresse qu’il adressait à l’absente, et que pouvait entendre la fontaine entre ses glouglous.
Longtemps après, alors que seul le souvenir de cette histoire survivait au pied de l’Hélicon, un poète qui d’aventure passait par là voulut connaître le fin mot de la légende que le bruissement des arbres faisait naître. Le poète se renseigna auprès des bergers pour retrouver l’endroit où coulait la fontaine. Elle était toujours bien vive et glougloutait allègrement.
Les fontaines vivent jusqu’à épuisement et gardent une bonne mémoire : Oui, celle-ci se souvenait d’un garçon, nommé Narcisse, qui venait chaque soir se pencher sur ses ondes limpides, « Oui, bien sûr, je l’attendais avec plaisir et j’étais heureuse de l’accueillir ! dit la fontaine au poète. Je l’aimais, vous savez, et suis bien triste de ne plus le voir. »
« Mais alors, insista le voyageur, peut-être vous souvenez-vous de ses confidences. Les gens disent qu’il parlait longuement en se penchant vers vous. Que disait-il ? À qui parlait-il ?…
« Oh, oui, il parlait, je crois, mais je ne l’écoutais pas. Comprenez-vous, lorsqu’il penchait son visage vers moi, je voyais mon reflet dans ses yeux comme dans un miroir. Alors j’admirais l’infini chatoiement de mes ondes.
La Bible d’Ovide
Une personne à qui je racontais cette histoire, m’interrompit en me demandant brusquement : << — Comment tu le sais ? >>.
Patatrac ! Un conteur ne dit jamais ses sources ; d’ailleurs l’auditoire ne le demanderait pas. Aujourd’hui, alors qu’il n’y a plus de conteurs, que des causeurs ou des artistes, nous pouvons tenter sans regret de rompre le charme.
Nous avons dit que Freud s’était inspiré du poète latin Ovide pour qualifier cette névrose désormais connue sous le nom de narcissisme. Ovide serait né en Italie en 43 avant notre ère. Son œuvre majeure, "Les Métamorphoses", est contemporaine du Christ. Au cœur de ces récits fabuleux qui firent abondamment fantasmer le Moyen Age chrétien, se trouve l’exemple parfait de cet amour nommé sororal (L’Oiseau Nègre, pages 96 et 98), attachement que les poètes chantèrent également sous l’appellation d’amour adelphique. Le conte qui l’illustre le mieux ce penchant platonique est inclus dans l’histoire du Sanglier de Calydon qui s’achève sur la métamorphose des sœurs du prince Méléagre en pintades (comme mes amis le savent à satiété). Dans ce catalogue de mythes grecs, sélectionné par le poète latin, un choix a été opéré et l’histoire de Narcisse que nous livre Ovide privilégie la version « narcissique » plus apte à séduire le public mondain de Rome où les garçons amoureux d’eux-mêmes devaient être légion.
De Pausanias à Oscar Wilde
Pour notre part, avec le recul des siècles, c’est auprès de Pausanias que nous puisons nos références, ce que ne pouvait faire Ovide.
Grand érudit grec, fouilleur de bibliothèque, infatigable voyageur, Pausanias nous donne la version où Narkissos a une sœur jumelle bien aimée (Description de la Grèce, VIII-29,4, et IX-31,7). Le savant voyageait pour s’instruire. Il nous enseigne ainsi que la meilleure manière de connaître un pays et son peuple est d’aller dans chaque lieu interroger les habitants. Lui aussi a pu recueillir la version du garçon amoureux de lui-même. Mais, trouvant absurde cet égarement, il privilégie l’histoire des inséparables jumeaux.
S’il s’agissait de copier les grimoires, ce ne serait pas drôle. Il nous appartient d’ajouter notre grain de sel aux mets que nous offrons à nos convives. Oscar Wilde savait délicieusement apprêter les antiques légendes aux goûts de ses contemporains. C’est Wilde qui a trouvé ce génial épilogue où la fontaine avoue n’avoir eu autre intérêt dans les visites de Narcisse que d’admirer la beauté de ses eaux qui se reflétaient dans les yeux du garçon. Le conte, écrit vers 1891, se trouve dans ses Poèmes en Prose, il s’intitule Le Disciple.
Oscar Wilde ignore la sœur jumelle de Narcisse, et ne semble pas prêter attention à l’œuvre de Pausanias ; seul le garçon devant sa psyché éveille son intérêt. Chacun ses manies.
Jean-Marie LAMBLARD, 2013 .