LA MAIN-FIGUE OU MANO-FICA
Prélude à une célébration du Figuier de la Connaissance
À la mémoire de Claude Gaignebet. Né à Damas en 1938, Claude Gaignebet est mort le 5 février 2012 à Paris, sur le Chemin des connaissances. (©courtesy).
Gardons son nom italien de mano-fica (main-figue) puisqu’il s’agit d’un héritage romain conservé dans la culture populaire. Le « geste de la figue » demeure sans doute un vestige, très irrévérencieux, de l’esprit contestataire du peuple face aux pouvoirs en place.
Nous verrons bientôt que ce geste se cache aussi (depuis les débuts du Protestantisme ?) sous la litote de "Figue-au-pape" ; les Réformés étant nommés "Papefigues" chez Rabelais !
Attestée abondamment dans la littérature, la mano-fica se retrouvera dans quelques œuvres d’art sous les burins ou les pinceaux d’artistes connus.
Cette note se voudrait une nouvelle approche d’une coutume populaire, véritable juron échappé de la langue argotique des signes, du langage muet de la corporation des gueux. Elle prend place comme un préliminaire à la "Célébration du Figuier" qui la prolonge ci-dessous.
AMULETTES CHASSE-DIABLE
Ci-contre à droite, amulette porte-bonheur d'époque romaine, trouvée récemment dans la fouille d'un habitat à Londres. Objet destiné à chasser le "mauvais oeil" en associant les pouvoirs apotropaïques du phallus (qui détourne du sortilège) et le geste de la mano-Fica. 1er siècle de notre ère. (©courtesy).
L’origine du geste symbolique est méditerranéenne. Ses représentations accompagnent l’extension de l’empire Romain. Les innombrables amulettes porte-bonheur que les archéologues recueillent encore dans chaque fouille d’habitat, perdues dans un dépotoir ou jetées dans un puits en guise d’ex-voto, attestent l’usage populaire et familier du signe représenté et de son objectif. Il s’agit alors d’un fétiche destiné à chasser le « mauvais œil », un contre-charme. Le geste représenté, lorsqu’il était offensif, portait semble-t-il le maléfice, comme un sortilège malfaisant.
Ci-contre, à gauche, un bas-relief d'époque romano-berbère trouvé en Libye. 1er siècle (Photo Lamblard). Enseigne ? (Cliquer sur les images pour les agrandir).
La civilisation Romaine déclinant, les usages populaires perdurèrent en sourdine et accompagnèrent les expressions venues des bas-fonds de résurgences discrètes. Le modeste objet porte-bonheur, le talisman de rien du tout que des doigts habiles sculptèrent ou modelèrent à peu de frais, témoigne aujourd’hui de la permanence des communautés.
Ci-contre à droite, Main-de-Fatima, ou "cinq dans ton oeil !". Bijou de protection.
LITTÉRATURE PROFANE
La littérature échappée des contrôles du cloître en garde parfois trace dans ses locutions – François Rabelais est toujours bon témoin –, elle précise l’évolution du sens.
Au sein des lettres italiennes, se serait dans l’ouvrage de Brunetto Latini, Li Livres dou Trésor, écrit en langage picard lord de son exil en France, vers 1260 (ainsi que dans ses adaptations italiennes) que se trouverait la plus ancienne mention de la mano-fica : Tesoreto, « ma el ti fa la fica ». Dante Alighieri, disciple de Brunetto Latini, reprend la même image dans le chant 25-2, de L’Enfer de La divine Comédie : « far le fiche ». De la valeur protectrice ne subsiste plus que le geste d’envoyer quelqu’un au diable, une mimique de défi ; "va te faire fiche" en dériverait.
Sur le territoire français, la plus vieille mention attestée dans un texte littéraire est bien celle qui se trouve dans le roman occitan « Lo Roman de Jauffré », vers 1150 : un lépreux voleur d’enfant se voyant poursuivi par le héros fait le geste de la figue en se retournant, « E’l mezel a’l facha la figa ».
Pourtant, s’il n’y avait qu’un pied de nez, il n’y aurait pas eu de quoi dresser des bûchers pour si peu. Comme souvent les expressions populaires cachent et véhiculent une richesse verbale plus lourde de sens que celle qui s’exprime au premier abord.
Ci-dessous, à gauche, bas-relief d'époque ptolémaïque. Ramsès II enfant. Le geste du doigt, et la tresse, sont les signes iconographiques égyptiens précisant qu'il s'agit d'un enfant.
À droite : mosaïque figurant le Christ à l'image de l'Eternel dans l'église byzantine du palais des Normands à Monreale en Sicile (vers 1174). Le Pentocrator en majesté exprime son nom de la main droite selon le signe de bénédiction de l'Église d'Orient. Les doigts forment les lettres grecques IC, X, et C. (Acronyme du nom de Jésus Christ). (©courtesy).
JEUX DE DOIGTS LANGAGE D’AUTREFOIS
Nous sommes une force du passé, disent ces jeux de doigts ; mais, Jeux de mains jeux de vilains ! répondent les éducateurs (oubliant que ces vilains n'étaient qu'obscurs travailleurs de la terre). Ne confondons pas la mano-fica et le « digitus impudicus » (le majeur dressé) geste franchement déshonnête.
Reçu comme vulgaire et insultant dans la haute société depuis le début des temps modernes, notre geste de la figue a perdu désormais son héritage carnavalesque. Voyons ses probables origines.
Depuis le fond des âges, l’incarnation du pouvoir en image s’assortit de gestes rituels. La main droite de Dieu, ou du Roi, est la main bienfaisante et souvent menaçante. Parfois la main de l’Eternel seule sort des nuages. Souvent elle se dresse en un geste des doigts bénissant, accompagnant le terrible visage du Pantocrator du haut de l’abside des basiliques. La main du roi guérissait des écrouelles lorsqu’elle se posait sur la tête du malade ; et ce dernier ne doit pas oublier de tendre trois doigts lorsqu’il prête serment la main levée.
CARNAVAL, LE MONDE À L’ENVERS
Il était inévitable que le Carnaval et ses licences ne s’emparent du signe sacré et absolu de la main d’autorité, qu’elle soit de justice ou bénisseuse, et ne retournent le geste en une caricature subversive. Ce geste carnavalesque est bien notre main-figue venue des temps antiques.
Les arts graphiques, libérés des tutelles ecclésiastiques au cours de la Renaissance, vont garder un écho de cette culture populaire et obscure. De même le théâtre avec la Commedia dell’arte et les arts forains qui puiseront leur richesse dans les traditions du temps de carême et de ses défoulements de la Fête des Fous.
La peinture et la gravure nous guideront ici pour un bref panorama.
Des tableaux d’églises ont noté la mano-fica parmi les outrages adressés au Christ, illustrant les leçons des Evangélistes. Ainsi de l’œuvre du Maître della Madonna Straus (actif de 1380 à 1415 à Florence). Une reproduction se trouve ci-après ; et en fin d'article, un lien dévoile une peinture du Maître du Retable de Saint-André (1430) conservé à l'Osterreichische Gallerie de Vienne. Nous montrerons aussi un détail d'une Danse macabre conservée à Clusone.
Toutefois, il faudra l’arrivée du XVIème siècle pour libérer un tout petit peu la représentation des divertissements populaires, et percevoir ce que l’on entend nommer les bas-fonds du peuple où se révèlent « le versant obscur et insolent de la Rome baroque, une Rome à l’envers », ainsi que l’exprimait le communiqué de presse d’une exposition de peintres "caravagesques", présentée fin 2014 par la Villa Médicis, puis à Paris.
Détail de "La fête des Fous" de Pieter Bruegel l'Ancien, 1570. (In L'Éloge de la Folie, d'Érasme). Le musicien, de dos, fait la "Fica" à la chouette, symbole de la Sagesse venue des Grecs. (©courtesy).
Gardons toujours présent à l'esprit qu'au XVIIème siècle on brûlait toujours de prétendus hérétiques (Giordano Bruno en 1600). De nombreuses toiles conservées de ces temps répressifs sont désormais anonymes… Lorsqu’elles ne sont pas cloîtrées dans les réserves.
Pieter Bruegel l’Ancien représente un bel exemple de peintres de la Renaissance du Nord. Ses œuvres géniales sont aussi une mine d’or pour les historiens des mentalités et les folkloristes. Dans une de ses gravures montrant la liesse populaire du mois de Mai, inspirée de la Fête des Fous (vers 1570), nous voyons au premier plan, de dos, un musicien au milieu de vessies gonflées, jonchant le sol comme un jeu de boules. Il tient sur son poing gauche une chouette (symbole de la Sagesse antique) et lui adresse de la main droite sa bénédiction par le geste de la main-figue.
Albrecht Dürer, dans une planche de son étude de trois mains, vers 1495, n’oublie pas de graver de manière fort réaliste le même geste de provocation.
Ci-contre, à droite, gravure d'Albrecht Dürer, études de mains, gestes obscènes, (détail La "mano-Fica"), vers 1495. (©courtesy).
L’héritage caravagesque, l'oeuvre d'Annibale Carracci, entraîna les artistes de l'Europe vers ce monde poétique et burlesque de la culture de transgression, celui des bambochades et des plaisirs (que la Commedia dell'arte parodiait déjà) qui se rassemblait dans la capitale des arts que fut la Rome de ce temps-là.
L'exposition <<Les bas-fonds du Baroque>>, présentée à Rome puis à Paris, fut l’occasion de découvrir, regroupés, des tableaux comme l’« Homme faisant le geste de la Fica », (Photo quelques pages plus haut) étiqueté anonyme, provenant du parage de Bartolomeo Manfredi (vers 1620).
Le public découvrait le ravissant jeune homme inconnu :
"Jeune homme montrant des figues", vers 1620, attribué à l'atelier de Simon Vouet. Musée de Caen. La main droite "fait la fica", tandis que l'autre brandit des fruits comme des castagnettes. Véritable icône carnavalesque, ce tableau était présenté à l'exposition <<Les bas-fonds du Baroque>>. Le sujet correspond assez bien à la tournure de jeunes nobles bambocheurs, travestis pour une fête. (©courtesy).
Le Musée de Caen prêta son « Jeune homme montrant des figues », incertain lui aussi, prudemment attribué à l’atelier de Simon Vouet.
Vouet, artiste français de grand talent, fréquenta le milieu artistique italien dans sa jeunesse, de 1613 à 1627. Le XVIIème siècle offrait aux artistes peintres, attirés par la "révolution caravagesque", les influences venues de la Commedia dell'arte et de ses parodies impertinentes. Rome en fut le foyer actif. (Voir l'article "Arlequin en Carnaval").
Simon Vouet signa, en 1617, "L'Égyptienne diseuse de Bonne Aventure et sa mère", que l'on peut voir au Palazzo Barberini de Rome. Ce beau tableau à trois personnages montre une vieille gitane faisant le geste de la fica. C'est une scène typique de Commedia dell'arte que montre Vouet. Producteur par la suite d’une abondante série de chefs-d’œuvre destinés aux chapelles et reposoirs, Vouet, de retour en France, ne sembla plus subir les tentations de la religion de la Figue.
Un autre tableau, revenant à l'entourage de Vouet, "Jeune femme jouant du tambour de basque", qui se cachait dans les réserves du musée de Lons-le-Saunier, refit surface à l'occasion de l'exposition.
Ci-contre, à droite, "Jeune femme jouant du tambour de basque", attribué à l'atelier de Simon Vouet. La danseuse fait le geste de la Mano-fica de la main droite. Ce sujet semble le pendant du tableau de Caen ; et les deux modèles paraissent vêtus de travestissements carnavalesques, comparables à des costumes de Commedia dell'arte. (©courtesy).
Jean-Marie Lamblard
20 septembre 2014.
Les trois volets suivants de la "Célébration du Figuier de la Connaissance" sont, ci-contre, sur « Lettres d'Archipel » : cliquer ici ! (Michel-Ange et le pape, etc.).
Ci-dessus, l'Égyptienne, "Diseuse de bonne Aventure et sa mère", de Simon Vouet, 1617. Palazzo Barberini, Rome. Derrière l'épaule du bouvier, la vieille gitane fait le geste de la Mano-fica, ajoutant la dérision au larcin. (©courtesy).
Un écho récent glané dans le Web : Blog d'Agnès Giard :
http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/2014/08/que-signifie-faire-la-figue-.html#comments
Bonus : Le maître du Retable de Saint-André de Vienne (1430) : Cliquez ici !