Arlequins, leurs origines populaires
(Texte entièrement revu, et complété)
Le personnage littéraire que nous connaissons sous le nom d’Arlequin, cache sous son masque une longue histoire. Sorti tout droit des emplois de bouffons du théâtre, au XVIème siècle occidental, il abrite la dernière incarnation d’êtres imaginaires, esprits des bois, divinités, ou démons d’hiver, chargés de symboliser l’obscure obsession millénaire de l’homme qui tente d’échapper aux éléments naturels.
Ainsi, chacun connaît Arlequin dont le nom évoque la silhouette d’un valet de comédie au costume de satin multicolore. De nos jours, Arlequin n’est plus, en effet, qu’un déguisement enfantin, ou le nom d’un personnage de théâtre plus ou moins comique que l’on rattache automatiquement à la Commedia dell’arte. Pourtant, en remontant le fil de ses origines, nous parvenons jusqu’aux génies de Carnaval, étroitement liés au chanvre, ainsi qu'aux métiers du tissage. Cette piste nous conduira à redécouvrir les diables, ou les « hommes sauvages », qui sortaient pour la Saint-Blaise dans certains rituels des mascarades d’avant Carême.
Parmi ceux-ci, le « Pétassou » des Cévennes, dont l'habillement, selon un symbole répandu dans toute l'Eurasie, évoque certains costumes de chamans animistes de Sibérie.
Nous avions trouvé de circonstance, il y a quelques années, d’emprunter le thème d’Arlequin, afin de le prendre en filature jusqu’à ses origines archaïques en suivant les arborescences de son nom, de son histoire, et des influences qui ont constitué la tradition :
"Entre fil et fumée à la poursuite d’Arlequin".
L’enquête nous conduisait jusqu’à la Canebière, et au cannabis dont l’avenue marseillaise tire son nom. Ce périple, raconté en plusieurs occasions, résumé dans une chronique de la revue "EUROPE" au titre prometteur : "Le cannabis de la Canebière" (N° 803, mars 1996). L'étude fut reprise dans divers bulletins, et jusque dans un dictionnaire des drogues et stupéfiants...
Ci-dessus, à gauche, extrait du monumental ouvrage de Maurice Sand (fils de George),<< Masques et Bouffons >>, publié en 1860 : "Harlequino", au costume en cours de "mue". Le Zanni primitif est encore reconnaissable. Un sarreau de toile brute, et un pantalon de même étoffe (du chanvre ?). C'est l'habillage des hommes de peine maintes fois ravaudé. Le demi-masque noir du diablotin ne porte qu'une seule corne au front, et, de la main, le lascard fait la nique aux cornards. Selon Maurice Sand, cette gravure reproduirait le costume du premier acteur jouant à Paris en 1570. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir). ©courtesy.
En haut, à droite, Arlecchino, dans << Masques et Bouffons >>, de Maurice SAND. L'habillement rituel évoluant, le "patchwork" misérable est devenu un riche déguisement de comédie bourgeoise. Il a cependant conservé ses accessoires, et son chapeau porte toujours une queue de lièvre. (©courtesy).
Le grand public n’ignorant plus aujourd’hui la parenté du chanvre textile et du cannabis (ni sa différence essentielle), je peux reprendre ce sujet avec un éclairage plus direct. En commençant par replacer Arlequin au centre de la scène, sans perdre nos lecteurs bienveillants dans les coulisses.
ARLEQUIN DES VILLES, ARLEQUIN DES CHAMPS
Nous avançons par petites touches en découvrant ce qui demeure de cette culture populaire. Les dessins de Maurice Sand, ci-dessus, annoncent les gravures sauvegardées grâce au Recueil Fossard que nous allons rencontrer. Elles ouvrent sur un "fossile" des rituels de Carnaval : le "Pétassou" méridional.
Ci-dessous, à gauche, Une des rares photos du "Pétassou" des Cévennes en situation, prise en 1975 (avant l'influence du tourisme sur le rituel). Ce "démon" du chanvre porte une houppelande faite de "pétas", de lanières d'étoffes placées par les couturières du village en guise d'ex-voto. Nous pouvons le situer parmi les ancêtres des Arlequins. (Photo Lamblard).
L’ARLEQUIN ITALIEN
L’Arlequin que nous connaissons aujourd'hui est arrivé en France au XVIème siècle, dans les panières des acteurs du Théâtre Italien.
Et c’est bien la Commedia dell’arte qui lui a donné sa tournure actuelle. On ne dira jamais assez ce que le théâtre français et l’écriture dramatique doivent aux troupes italiennes qui ont fait connaître leur art à la cour des rois de France et, par ricochets, aux auteurs qui écrivaient pour ce public aristocratique, souvent lettré, quelque peu porté au mécénat.
Les troupes italiennes voyagèrent beaucoup. Catherine de Médicis fit venir à Paris une troupe de Commedia dell’arte ; Henri III invita la "Compagnia di Gelosi" en 1577 pour animer le Carnaval. Louis XIV et ses courtisans s’enticheront littéralement des comédiens italiens.
Vers la même époque, en Italie ce serait le célèbre Tristan Martinelli, favori du duc de Mantoue, qui aurait imaginé de porter sur scène un "diable" comique et provocateur du nom de Arlecchino. Ce personnage à la gaillardise obscène aurait eu, par les rires provoqués, des vertus prophylactiques dans la prévention de l'impuissance, infirmité tant redoutée du distingué public.
ORIGINES DE LA COMMEDIA DELL’ARTE
Née d’un courant populaire étroitement lié aux rituels des mascarades d’hiver et des carnavals, la « Comédie improvisée », ou « Comédie des professionnels » (c’est ainsi qu’il faut entendre l'expression italienne), était apparue au début du XVIe siècle dans l’entourage des familles régnantes dans les cités transalpines. La tradition des farces romaines et des lazzi forains se perçoit dans leurs canevas.
Ci-contre, "Arlequin", estampe française du XVIIIe siècle. Le bouffon conserve encore des éléments de son origine infernale. Parodie d'un "chevalier errant", cette image devait illustrer un conte désormais oublié. (Collection Lamblard). —Cliquer sur les images pour les agrandir.
Le mouvement humaniste de la Renaissance au Quattrocento, qui avait impulsé la création d’ateliers de peinture et de sculpture, libérait aussi les arts du théâtre de l'emprise catholique. La profession de comédien se développait dans toute l’Europe.
La Renaissance c’est aussi le moment où la notion d’artiste se distingue des autres corps de métier, où le peintre et le sculpteur échappent au cercle des artisans, où le jongleur de foire, le pitre de place publique, le chanteur ambulant et le conteur revendiquent leur droit de cité.
Au départ, des saltimbanques, dont on ne saisit pas l’origine sociale ni la formation technique, mais qui devaient porter le génie de l’improvisation venue de leur lignée d’amuseurs populaires, en outre dotés d’un grand talent parodique, se regroupent et fondent une compagnie permanente.
Peut-être pouvons-nous en déguster les prémices reconstitués dans la fameuse scène des artisans du « Songe d’une nuit d’été » de Shakespeare où des acteurs d’occasion inventent une farce à partir du conte de Pyrame et Thisbé, résumé en un simple canevas.
Les archives de Padoue conservent l’écho de la création d’une semblable compagnie d’amuseurs réunis par contrat en l’an 1545. D’autres les imitent. Une profession de baladins s’affirme. Un métier d’acteur et d’organisateur de spectacles s’affiche au centre des villes où s’exerce le pouvoir civil. Et ces troupes proposent leurs divertissements à ceux qui peuvent payer le cachet, afin de ne plus être contraints de se vendre aux charlatans, ou de faire la manche.
En quelques décennies, plusieurs compagnies de Commedia dell’arte se font connaître et acquièrent une solide réputation de bateleurs. Les cours princières les invitent à présenter leurs parades, à animer leurs bals masqués. Les dames rient à leurs « lazzi ». Le personnage principal autour duquel s’articule la farce qui constitue le répertoire de ces nouveaux comédiens est un valet : le Zanni ; créé sans doute à partir des personnages de domestiques de Plaute et de Térence.
Il faut aussi mentionner l'apport de la Commedia dell'arte dans la richesse nouvelle de la peinture du XVIIème siècle. La révolution caravagesque, dont Rome fut l'un des foyer actif, illustre, dans le choix des modèles, les parodies présentes sur les scènes. (Voir l'article "Le geste de la Figue").
Ci-contre, à droite, Arlecchino, gravure du XVIIe. Le costume du bateleur évolue, la batte et le masque sont en place. Le personnage est prêt pour la comédie.
LES "ZANNI" BERGAMASQUES
Ce rôle de serviteur balourd et rusé tout à la fois se trouvait déjà dans les Atellanes romaines sous le nom de Sannio, l’histrion grimacier. La Commedia dell’arte ne fera qu’actualiser le personnage en l’adaptant au profil du campagnard chargé des basses besognes et parlant un jargon pittoresque issu de son terroir.
Zanni est le diminutif de Giovanni. C’est le nom familier d’un type populaire de l’Italie du Nord.
Presque toujours d’origine bergamasque, Zanni est un cadet misérable, réduit à l’émigration vers la ville proche, vers Venise ou Padoue ou Gênes.
Au chef-lieu où l’on parle le beau langage, le vilain deviendra homme de peine, valet, faquin, serviteur s’il a de la chance ; petit voleur par mauvais sort.
Ci-dessus, "Harlequin", gravure de la seconde moitié du XVIe siècle. Elle fait partie du recueil confectionné par le compilateur français Fossard. C'est l'une des plus anciennes représentations de l'Arlequin archaïque du théâtre. Il tient à la main son chapeau toujours orné d'une queue de lièvre, et d'une plume. De l'autre, il tend un objet que l'on peut identifier comme une vessie de porc prête à être gonflée. Le justaucorps est encore un "centon" misérable, ravaudé, rapetassé, mais déjà un costume de scène. (Musée de Stockholm). Cliquer sur l'image. Sous le personnage, un cartouche déclame :
<<Moy qui suis engendré pour le moins de six pères,
Plus gens creux que Mars : moy vaillant Harlequin,
Endureray-je bien d'un sot les impropères ?
Sus que je mette à sac promptement ce coquin. >>
Le Zanni connaît son équivalent en France méridionale sous le nom de Jean (ou Jan) ; c’est le gavot, le plouc qui jargouine. Le folklore nous l’a conservé sous la figure du nigaud des contes populaires : Jan de la vache ; Jan cague blanc ; Jean farine ; Jean fève ; Jean de l’Ours ; Jean de Nivelle, etc.
« Jean ! Que dire de Jean ? c’est un terrible nom,
Que jamais n’accompagne une épithète honnête… »
Giovanni ou Jean, Zanni ou Jan, l’archétype est de même veine, c’est le pauvre "couillon", mais à nigaud, nigaud et demi. Il peut être rusé et diaboliquement fourbe. Nous pouvons y reconnaître également certains traits de l’ancien « fou » des carnavals moyenâgeux.
À chaque époque probablement, et dans chaque pays, le bouffon de carnaval devait exhiber, en sus de ses fonctions rituelles, l’identité des parias du moment, des déclassés.
Élaborés par l’esprit populaire à partir d’un fond archaïque, les « Jan » carnavalesques, les Zanni et les bouffons blagueurs, prendront les caractères propres aux terroirs concernés, ils seront toujours identifiés aux communautés subalternes par la société en fête, immigrés ou nomades du moment.
Lorsque les bateleurs napolitains entreront dans la mouvance « dell’arte », ils donneront à leur Zanni les traits caractéristiques des Campaniens. Pulccinella barguignera dans l’idiome local d’une voix gloussante en tenant son ventre, telle une parturiente carnavalesque venue du « monde à l’envers ». Pulccinella soulève les rires de l’assistance qui reconnaît en lui le type du montagnard glouton enceint pour avoir trop mangé de fèves ou de tripes, et souffrant d'un plus que probable dernier soupir alvin.
L’extraordinaire succès des troupes de Commedia dell’arte en Italie, où le masque du Zanni tenait le rôle principal, va pousser à l’enrichissement du personnage en le démultipliant. Par un renversement burlesque, le Zanni, antihéros type, jouant les entremetteurs deviendra indispensable à l’intrigue.
Du Bergamasque primitif vont naître les Arlecchino, Pierrot, Gilles, Brighella, Pulccinella… Chacun de ces Zanni incarne un aspect particulier du protagoniste initial, selon le talent du comédien qui le joue.
Transposée dans le domaine du rire, la condition subalterne de l’exploité congénital et son image seront récupérées par l’aristocratie au pouvoir pour son divertissement, selon un schéma intemporel et universel.
DES ZANNI À L’ARLEQUIN
Les deux principaux Zanni italiens, double réplique du déraciné bergamasque, l’un intrigant et hypocrite, l’autre balourd et glouton, les deux faces d’une même stratégie sociale de résistance passive à l’oppression des puissants, vont donner naissance aux masques désormais célèbres. Arlequin étant aujourd’hui le plus caractéristique et le plus connu.
Il semblerait que le Zan Arlequin ait été baptisé ainsi sur une scène parisienne dans la décennie 1570-1580 afin de renforcer l’identité comique du rôle. L’acteur florentin Alberto Naselli, spécialiste habituel du masque de Zanni : "Zan Ganassa". Chef de la troupe des "Gelosi", il aurait inventé, sur un nouveau canevas, le nom de son personnage à partir d’Hellequin, le diabolique conducteur de la « Chasse sauvage » de la mythologie médiévale d'influence nordique, légende bien connue de son public. Notons ici que le sobriquet dialectal "Ganassa" est l'équivalent de Gargamello, de "Gargantua", "Galagus", etc. Le Goinfre, quoi.
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Selon l'histoire de la littérature, ce serait cette troupe italienne des "Gelosi", présente à Madrid dès 1574, et plusieurs années de suite, qui aurait suggéré à Miguel de Cervantès, par ses harlequinades, la silhouette du Quichotte montée sur sa pauvre haridelle, (Partie II, chapitre 12) :
<<Don Quichotte rencontre un chevalier errant, le brave Chevalier des Miroirs>>.
Don Quichotte à Sancho Pança : "Car, dis-moi un peu, n'as-tu-pas vu quelques fois une comédie où l'on introduit des rois, des empereurs, des papes, des chevaliers, des dames et divers personnages ? L'un fait le ruffiant, un autre le fripon, ..."
Dans une autre scène du roman, on voit Don Quichotte rapetasser ses bas noirs et son habit déchiré avec de la soie verte !
Ce témoignage du chef-d'oeuvre de Cervantès, monument littéraire qui place un jalon dans l'évolution de la pensée moderne, et amorce la démythification de l'univers dans les Lettres. Après la Renaissance, au Quattrocento italien, le Quichotte pourrait marquer le moment où la Commedia dell'arte fit école en Europe occidentale, dans la peinture et les lettres.
Ci-dessus, une des estampes assemblées dans le recueil FOSSARD, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Harlequin monté sur son ânesse s'apprête à assaillir l'univers en vrai chevalier de la Table Ronde. Des parodies de chevaliers existaient bien avant le Quichotte. L'ensemble du recueil Fossard est désormais accessible dans une très bonne édition (Librairie Théâtrale). (©courtesy).
LA "MESNIE HELLEQUIN"
La Chasse sauvage, ou « Mesnie Hellequin », constituait l’un des mythes, ayant accompagné les dynasties nordiques — Les Wisigoths probablement, les plus familiers aux populations gauloises occidentales —. Le nom est anciennement attesté par l'historien normand Orderic Vitalis vers 1140.
Orderic Vitalis décrit l’apparition fantastique d'une nuit hivernale qui terrorisa un prêtre dans la campagne proche de Lisieux. Il la nomme « Familia Herlequini », la "gent d’Enfer", glose-t-il.
L'identité de cet "Hellequin" est à rechercher dans la postérité d'une légende associée à Wotan/Odin, le "Harila-King", le Roi des armées, et son troupeau d'âmes mortes que poussent les guerriers, la horde hurlante des nuits d'hiver, le "Haberfeldtreiben" du monde germanique, transposé ici dans la farce et la dérision.
Ci-dessus, à gauche, "Arlecchino" du Piccolo teatro di Milano, interprété par Ferruccio Soleri dès 1963. La tradition théâtrale italienne dans sa perfection artistique.(Cliquer sur l'image pour l'agrandir). Le masque noir et les contortions acrobatiques sont des héritages du démon nordique. (©courtesy).
Dans les hautes vallées alpines, d'après l'anthropologue Cesare Poppi, la procession des âmes damnées est encore connue sous le nom de la "Chasse de Theodoric", le roi Ostrogoth de Ravenne (la caza Beatrich). Ici encore, la mentalité des moines qui relatent les croyances du peuple, nous les transmettent en les travestissant sous les traits de prétendus hérétiques (les Ariens).
En 1262, Adam le Bossu, dans le "Jeu de la Feuillée" mettra en scène un simple valet d’Hellequin, lequel attend la fée Morgane.
Dante, qui maîtrisait les langues et les cultures de son temps, place dans son "Enfer", au Chant 30, le diablotin Alichino, etc.
Dans d’autres textes, c’est la "Chasse du roi païen Arthur" que conduit le démon Hellequin en un hourvari furieux entraînant les âmes mortes vers l’au-delà, vers le Purgatoire. (Mais nous connaissons ces légendes grâce aux récits des clercs qui se hâtèrent de faire endosser aux autres religions les apparitions diaboliques).
La mentalité populaire garda longtemps le souvenir des grandes peurs que suscitait l’arrivée de cet équipage démoniaque les nuits de tempête, tandis que passait au-dessus des toits la meute des chiens de hurle-vent.
Certains spécialistes des mythologies germaniques, qui ont reconnu dans le démon Hellequin l’avatar populaire du grand dieu nordique Odin/Wotan, qui possède la même fureur sacrée, suggèrent qu'il aurait ainsi fait le voyage dans le fourniment des guerriers Wisigoths ! (Voir "Rhapsodie méditerranéenne" , Loubatières, 2010).
Nous ne pouvons aller plus avant dans ces diableries, contentons-nous de saisir ce nom d’Hellequin, tombé dans le folklore, édulcoré, et, ici, récupéré par un génial histrion du XVIe siècle pour baptiser son personnage burlesque, issu d'un théâtre forain, en en faisant véritablement le premier Arlequin de la scène.
Suite de l'article, Petassou et le chanvre, etc : ci-dessous :
ARLEQUIN ET LE CARNAVAL
Nous venons de résumer l’origine du personnage de comédie aujourd'hui nommé Arlequin. Son nom et son type social instaurant une catégorie bien définie des rôles du théâtre moderne ou du répertoire.
Cela suffit-il à expliquer son masque, son costume et ses accessoires ? Non, le bonhomme est plus complexe. Le bateleur doué qui incarnait sur l’estrade le protagoniste indispensable à l’intrigue, le meneur de jeu au visage noirci, au costume rapiécé, scatologique et péteur, le Zanni toujours affamé, savait qu’il prenait aussi la figure d’un personnage traditionnel de Carnaval, "à plus haut sens".
À droite : les "tambourins et fifre", du cortège de "Dame Vérole", gravure carnavalesque de 1539.
Des documents nous manquent, mais le témoignage du peintre lorrain Jacques Callot, qui séjourna une dizaine d’années en Toscane, vers 1610-1620, nous restitue la richesse d’expression des bouffons de place publique, des pitres de foire, héritiers directs du grand Carnaval traditionnel, dont l’œuvre de Rabelais conserve la substantifique moelle.
Tout un courant de la peinture du XVIIème siècle, d'influence caravagesque, reprend les richesses de la Commedia dell'arte et emprunte des scènes de genre parodiques. (Voir "le geste de la Figue").
Ci-contre, à droite, peinture inspirée par les eaux-fortes de Jacques Callot en Toscane. Comédiens ambulants aux prémices de la Commedia dell'arte.
Ci-dessous, à gauche, deux des pitres de théâtre forain croqués par Jacques Callot. Vers 1620 en Toscane : "Balli de Sfessania", (Danses "napolitaines", ou peut-être chants "fescennins").
THÉÂTRE RÉVÉLATEUR SOCIAL
La troublante alchimie du théâtre, mettant face à face un groupe d’artistes et un public, réunis pour un instant unique, non renouvelable, en un lieu choisi, produit parfois des moments d’absolu bonheur (incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécus) ; c’est la conviction et l’extase d’avoir assisté à un chef-d’œuvre.
L’émerveillement du spectacle réussi est rare.
L’histoire montre que les temps forts du théâtre de création correspondent à des époques de fermentation sociale, des tournants culturels, au cours desquels l’art théâtral transmute alors, dans une forme nouvelle, les éléments épars que véhiculent les mentalités diffuses présentes dans les deux groupes assemblés pour la représentation, les artistes et le public.
Nous pouvons penser que les comédiens italiens du XVIe siècle, en tournée en Europe, ont rencontré à travers leurs publics les reliquats de traditions contestataires, issues de la culture populaire urbaine et rurale, proche des coutumes transalpines, qui sont venues enrichir leurs personnages de comédie. Arlequin en est l’exemple réussi.
LE COSTUME D’ARLEQUIN
Les plus anciennes images d’Arlequin, les gravures rassemblées dans le Recueil Fossard par exemple (conservées à Stockholm et datant de 1575 environ), nous montrent un saltimbanque vêtu d’un justaucorps rapetassé d’innombrables pièces multicolores.
Ce pourpoint rapiécé, appelé "centon" dans le langage du temps, n’est pas seulement l’habit de pauvreté du domestique, de l'homme de peine, il rejoint par ses rajouts polychromes la vêture d’un démon de Carnaval très attesté par la tradition, et connu dans toute l’Europe.
C’est ici que nous rattrapons l’héritage carnavalesque du « Pétassou », le diablotin vêtu de "pétas", prédécesseur occitan d’Arlequin.
L’ARLEQUIN D’OCCITANIE
Génie de Carnaval, ancêtre d’Arlequin, le Pétassou apparaît pour la Saint-Blaise, patron des métiers du chanvre et "maître des vents", le 3 février.
Son nom de Pétassou encore usité de nos jours n’est attesté qu’en pays de langue d’Oc puisque le mot vient de « pétas » (ou pétaç), c’est-à-dire : pièce d’étoffe de récupération pouvant servir à raccommoder un vêtement.
Le Pétassou est celui qui porte l’habit "rapetassé". Première explication ; nous en découvrirons une seconde…
Ci-contre, à droite, le "Pétassou" dans les rues de Trèves, en Cévennes, vers 1975. (Photo Lamblard)
Cette houppelande qui constitue le costume des plus anciens démons de Carnaval était aussi portée dans d’autres contrées d’Europe sous des noms différents : le Ziwiec (le Romanichel) en Pologne ; le Survakar en Bulgarie ; le Maure en Moldavie…
C'est l'habit du chaman animiste, mais aussi celui du paria, du marginal, de l'étranger démuni.
Mieux que des ajouts cousus en rapiéçage, il s’agit en vérité de brins, de lanières d’étoffes de toutes couleurs accrochées en une sorte de pelisse hirsute transformant celui qui la porte en « Homme sauvage ».
Chris Marker, dans son "essai documenté" <<Lettres de Sibérie>>, 1957, donne un autre témoignage : Un démon vêtu de lambeaux, que le théâtre traditionnel des Yakoutes fait revivre sous la figure d'une chamane, montre une sorte de Petassou sibérien. Dans d'autres séquences, nous voyons le mélèze sacré, l'arbre protecteur de la communauté, auquel on suspend des lanières d'étoffes en ex-voto ; gestes de propitiation.
Arbres aux souhaits
Certains ont reconnu dans ce costume bigarré le manteau d’invisibilité d’Odin/Wotan qui était, dit-on, constitué de mille pièces multicolores.
J'y reconnais pour ma part, le rituel encore vivace des "Arbres à Souhaits". Attacher des nouets, ou de simples lanières de tissu aux branches d’un arbre, est une coutume pratiquée sous de nombreux climats. Les mains qui font ce geste accomplissent un acte votif qui engage l’avenir. C’est autre chose qu’un ex-voto de remerciement, c’est un rituel qui consiste à confier à un support choisi, un souhait, un vœu, ou bien qui vise à se décharger sur l’émissaire d’un poids moral insupportable, d’un péché.
Le "bouc émissaire" désigné par la communauté endosse le costume et les fautes communes qui vont le conduire jusqu'à l'expulsion de la cité, jusqu'aux flammes.
À l'aube, dans le froid du matin, le démon muni de son balai pourchasse les passants. Le Pétassou des Cévennes accomplit un rituel vieux de plusieurs siècles. (Photo Lamblard).
Il y a quelques décennies à peine, on retrouvait dans le rituel qui entourait l’habillage et la sortie du Pétassou, en quelques lieux du Languedoc, les traces bien visibles de ce rite de propitiation.
Les morceaux de tissus accrochés au personnage étant, de l’aveu même des participants, le vecteur d’un souhait indicible.
Décrivant le Pétassou de Trèves, le seul que j'ai pu étudier avant la folklorisation touristique, j'ai tenté d'indiquer les quelques éléments du rituel conservé.
Ci-dessus, le Pétassou de Trèves, vers 1975. Une des dernières sorties du masque. En préparation du Carême, les "Ours", les "Hommes sauvages" envahissent l'espace public, instaurant un monde à l'envers. La garçonnaillerie triomphante occupe la scène politique et venge les offenses faites à la gent masculine par les femmes... (Photo Lamblard)
MASQUE ET ATTRIBUTS D’ARLEQUIN
Avant d’aller plus avant dans l’archéologie de notre personnage, regardons son masque noir, ou plutôt demi-masque. Charbonneux, hideux, pourvu d’une corne au front côté gauche, ce masque remplace la couche de suie que les diables carnavalesques mettaient sur leur visage.
Une seule corne ? C’est qu’il n’est qu’un diable à moitié, un moitié-de-diable… Mi-blanc, mi-noir, double, jeune et vieux, démon et lutin tout ensemble, androgyne, entre deux mondes.
Il porte une calotte noire et un chapeau de jongleur, parfois une blague à tabac, une gourde, et une arme de bois.
L’accessoire indispensable d’Arlequin, son sceptre, est la "batte", sorte de coutelas en bois dont il se sert de multiples façons. Affamé, il l’emploie pour prolonger sa main comme une louche ; phallophore, elle double sa virilité d’inquiétante manière ; brutal, la batte devient la massue d’Hercule ou l’épée de Scaramouche !
Cette batte (batoccio) est en vérité un outil commun contribuant à battre le chanvre, un échanvroir qui servait naguère à "espader" les tiges du chanvre textile et décruer la filasse. Dans le domaine français, cet outil porte parfois le nom de macque. En provençal cet échanvroir s’appelle «coustoule».
Nous voici en présence de la pièce à conviction essentielle : la batte d’Arlequin. Elle dénonce l’esprit qui se meut à l’intérieur de cette histoire et lui donne son sens profond. Arlequin et Pétassou sont les compagnons du génie du chanvre, ils maîtrisent le souffle fécondateur qui circule au temps de Carnaval, car le chanvre est « lieur d’âmes » (nous le savons depuis les travaux de Claude Gaignebet). Le chanvre nous renvoie à d'autres souffles spirituels que seules les langues oubliées conservent.
Ci-contre, le photographe Charles Camberoque a surpris le Pétassou dans les rue de Trèves, vers 1977. (©courtesy).
ARLEQUIN AUJOURD’HUI
Sur la place du masque dans le théâtre contemporain :
Nous venons de voir naître le personnage d’Arlequin au XVIème siècle, à partir des masques de la Commedia dell’arte, par l’heureuse rencontre d’un Zanni bergamasque avec un héros chthonien venu de la tradition populaire.
Au siècle des Lumières, le diable Hellequin menant un train d’enfer les nuits de grand vent n’épouvantait plus personne. Le moment d’en rire étant venu, le théâtre offrait opportunément un Arlequin de parodie.
Dès lors, on ne pourra plus écrire sur les bouffons carnavalesques sans les nommer Arlequin.
Le costume et les attributs de l’acteur italien, sa gestuelle, seront fixés par l’académisme des spectacles de Cour. La Commedia dell’arte influencera grandement l’art dramatique français, et les Zanni donneront leur personnalité aux valets de Molière, Regnard, Lesage, Marivaux. Les Scapin, Crispin, Turcaret, Frontin, empruntent nombre de conventions dans leur jeu au modèle italien élaboré à chaud.
Périodiquement, des troupes françaises et des auteurs tenteront de renouveler la Commedia dell’arte et d’adapter Arlequin à leur temps.
On a beaucoup glosé sur l’improvisation du comédien dans ces farces. Ce qui paraît vraisemblable, c’est que les Italiens variaient leurs représentations en fonction d’un « canevas » (ce mot vient de la toile de chanvre) décidé à l’avance, sur lequel les différents masques jouaient leur partition habituelle, selon une gestuelle que Jacques Callot a croqué sur le vif dans "Balli di Sfessania".
Ci-contre, une des eaux-fortes de jacques Callot montrant l'un des personnages d'une farce jouée par des pitres forains "Cucorougna et Pernoualla", vus en Toscane vers 1620. Les Balli de Sfessiana.
Nous avons insisté sur la part carnavalesque et foraine dans l’origine des arlequinades. L’influence du théâtre littéraire fera perdre à ces farces leur truculence, et leur gaillardise jugée de mauvais aloi. Le boute-en-train à la figure mâchurée, au costume reprisé, goinfre et paillard, deviendra une sorte de lutin acrobatique vêtu de satin arc-en-ciel, aux losanges soigneusement ourlés de galons dorés.
L'ÂGE D'OR AU THÉÂTRE DU SOLEIL
Ce n’est peut-être pas dans les réserves de la Comédie Française qu’il convient de rechercher les guenilles d’Arlequin ! Quant aux troupes françaises qui tentent de ressusciter le genre, elles nous donnent bien souvent des spectacles mineurs où des comédiens insuffisants gesticulent sous des masques convenus en vociférant leurs répliques.
Toutefois, la scène française a connu ces dernières années au moins une réussite majeure, celle du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine où la troupe réinventait l’esprit de la Commedia dell’arte dans toute sa profondeur, notamment dans les représentations de « L’Âge d’or ». Dans cette création Philippe Caubère renouvelait magnifiquement le personnage d'Arlequin. C'est aussi à Ariane Mnouchkine que nous devons le grand film "MOLIÈRE", tourné en 1977, dans lequel une distribution éblouissante restituait les milieux du théâtre de ce temps-là ; une mention spéciale à Mario Gonzalès dans son interprétation d'un personnage issu de la Commedia dell'arte.
Ci-contre, à droite, Philippe Caubère dans "Molière" d'Ariane Mnouchkine. (© courtesy).
CARNAVAL !!!
Depuis le début de notre parcours à la suite d’Arlequin, le fil qui nous guide nous entraîne à déambuler dans un champ de ruines d’où émergent çà et là de splendides vestiges d’une civilisation abolie.
De ce chaos, sourd un sens général qui semble s’articuler autour et à partir d'une personnalité mythologique que l’on désigne vulgairement sous le nom de Caramentran, figure centrale du cycle païen de Carnaval.
Peut-on dire après tant d’autres que « Carnaval » rassemble les restes fossilisés du rituel central d’une religion pré-chrétienne à jamais perdue ?
Ce que nous rencontrons constituerait les fragments préservés où se conserverait l’écho de ce qui deviendrait alors l’ultime vestige d’une ancienne mythologie propre aux populations métissées de l’Ouest de l’Europe…
Une école, (Claude Gaignebet en fut la voix la plus forte), travaille sur ce patrimoine mis en lumière par Henri Dontenville au siècle dernier. De cet héritage qui tourne autour du cycle de Carnaval-Carême émerge la figure centrale d’un géant connu sous des noms qui varient selon les sources de Gargantua à Galagu.
Le document littéraire le plus précieux, ayant conservé l’essence de la tradition, étant l’œuvre de François Rabelais, c’est à cet auteur que l’on se réfère inévitablement.
Étroitement liée aux conditions économiques des anciennes sociétés rurales, la dramaturgie du cycle de Carnaval, d’un rythme de quarantaine, en rapport avec le soleil et la lune, conditionnait le croît des animaux, l’abondance des récoltes, et la circulation des âmes en quête de métamorphoses.
Les âmes, selon l’esprit antique, étant consubstantielles aux vents, aux souffles, au Verbe.
<< Vent des vents, a dit l’Homme du Livre. Vanité des vanités, tout est fumées >>.
Ci-contre, Pulccinella repus de fèves, meurt dans une rue de Naples, "inanimato"!... Intervention de Ernest Pignon-Ernest en 1992. Le bouffon, qui parodie une parturiente, tient son ventre enflé de vents. <<Hélas ! C'en est fait de moy ! Je parle et je suis mort, le nautonier Charon me passe en sa nacelle...>> (©courtsy).
UNE TRADITION RURALE
À l’origine donc, une tradition rurale, agraire, et orale principalement. Mais c’est grâce à la ville qu’elle a pu parvenir jusqu’à nous. Grâce à la ville, et à ses clercs lettrés qui vont traduire, filtrer, policer et plagier un patrimoine populaire, jugé subalterne selon ses origines.
Culture d’exclus, dont seuls quelques aspects assujettis aux cérémonies calendaires de l’ensemble de la communauté retiendront l’attention de la culture savante après la Renaissance.
Le folklore n’étant aujourd’hui qu’un divertissement, on peine à comprendre qu’il puisse transmettre l’écho d’une mentalité largement partagée "aux origines".
« Aux origines » appelle une précision pour éviter de tomber dans l’antiquaillerie qui renvoie allègrement aux âges protohistoriques, ou à d’improbables migrations, tout geste collectif incompris. Dans le brouillard des connaissances du Moyen Age, les origines attestées de ce théâtre sacré populaire et païen, que nous résumons dans le cycle de Carnaval, ne remontent pas au-delà du XIIIe siècle. En amont, les documents sont si incertains que toute déduction serait hasardeuse. (Ce qui résiste le mieux, c'est la mémoire des vivants, la tradition orale).
La pensée unique imposée par le christianisme ayant détruit par le haut toute opinion antérieure, ayant écrêté sa part spirituelle, ce qui demeure reste enseveli dans le sol. Comme en ces cités disparues dont ne subsistent que les fondations des murs, les seuils des portes, et les mosaïques de pavement.
Heureusement, les archéologues découvrent parfois, dans la glaise, des dépotoirs où l’on a jeté des vases brisés, ou perdu des monnaies, plus rarement des trésors cachés.
Dans notre quête, Rabelais se révèle le trésor préservé, et Carnaval un puits-perdu où sont tombés au fil du temps les vieux os du cadavre de la fête païenne.
CARNAVAL ET LE CHANVRE
Le chanvre, qu’il soit destiné au textile ou à l’usage psychotrope, vient d’une seule et même espèce végétale. Les variétés diffèrent un peu selon qu’elles ont été sélectionnées pour l’un ou l’autre usage. Hélas, la teneur en principes alcaloïdes est aujourd'hui monstrueusement augmentée par les manipulations génétiques de la plante.
Ce "Janus" du règne végétal était le Cannabis sativa qu'au cours des millénaires les hommes cultivèrent pour ses diverses propriétés.
La culture du chanvre était dans nos campagnes une exploitation de base pour l’économie rurale. Partout où la nature du sol le permettait, on cultivait le chanvre, et ce jusqu’aux premières décennies du XXe siècle.
Son importance économique et ses propriétés déterminaient le chanvre à occuper une fonction dans les mythes et les traditions. Lorsque Rabelais écrit le Tiers Livre, vers 1545, dont le sujet concerne le mariage de Panurge et ses interrogations sur le cocuage, il consacre les derniers chapitres à un éloge stupéfiant du chanvre :
« Comment Pantagruel fait ses préparatifs pour monter sur mer, et de l’herbe nommée Pantagruélion. » (ch. XLIX).
Il nous en sert quatre chapitres, jusqu’à la fin du livre, dont le contenu largement inspiré de Pline et d’autres auteurs antiques, détaille les prodigieuses vertus du cannabis/pantagruélion.
Cet épisode gargantuesque met en scène un voyage de douze navires partant de Saint-Malo dans lesquels Pantagruel fait charger « grande foison de son herbe tant verte et crue que confite et préparée ». Suit une description minutieuse et merveilleuse du chanvre.
Pourquoi le chanvre est-il Pantagruélion ? Rabelais ne le dit pas. Il ne dit jamais tout ce qu'il sait, et lorsqu’il dévoile c’est pour mieux cacher. Parmi les grandes vertus de cette herbe, la première est qu’elle donne soif… Elle fait béer, particulièrement lorsque tressée en corde elle cravate les pendus. On oublierait vite aujourd’hui qu’avant l’arrivée des nouvelles fibres, il n’y avait de corde que de chanvre.
Le nom de Pantagruel a été choisi par Rabelais parmi les personnages des mystères et les farces du XVe siècle. C’était un diablotin qui attisait la soif en jetant des poignées de sel dans la gorge des buveurs.
À propos de corde : voilà un mot absolument tabou sur un plateau de théâtre… mèfi !
SAVEZ-VOUS PLANTER LA CHANVRE ?
« Il arriva qu’au temps que la chanvre se sème… », écrivait La Fontaine. Et de fait, le sexe de notre plante est bien compliqué (comme celui du figuier). Le chanvre est dioïque, cette épithète est attribuée aux végétaux qui produisent des fleurs mâles et des fleurs femelles sur des pieds séparés, tel le dattier, le houblon, le kiwi.
Chez notre chanvre, c’est la plante femelle qui est la plus grande, la plus robuste, la plus verte, c’est elle qui porte les graines. Pendant longtemps les paysans appelèrent mâles les pieds femelles et vice-versa en se fiant au schéma dominant de leur propre société.
« Le grain chènevis ne vient que du chanvre masle. », affirmait Olivier de Serre. Ci-contre, à droite, une sortie du Pétassou des Cévennes. Photo Lamblard).
Venu du grec kannabis, le nom s’écrivait en ancien français chanève ou chenève. D’où chènevière pour le champ et chènevis pour la semence. Dans le domaine d’Oc, le chanvre est nommé canèbe côté Empire et cambe côté Royaume. (Côté Empire était la rive gauche du Rhône, la Provence, qui du temps où ces noms voyaient le jour appartenait au Saint Empire germanique. Côté "Royaume" désignait les terres françaises).
Ci-contre, à gauche, une plantation de chanvre textile en Alsace. (©courtesy).
La grande artère marseillaise se nomme Canebière depuis le XVe siècle au moins.
C’est qu’il en fallait du chanvre pour les bateaux, chanvre pour les cordages et les voiles, les sacs et les ballots, les filets et les lignes.
Dans chaque famille, on filait le chanvre nécessaire au confort du ménage, pour le linge de corps, de table, du lit ; on en tressait la corde du puits et celle de l’âne.
Dans les campagnes, chaque ferme possédait sa précieuse chènevière lorsque le terrain s’y prêtait.
Ci-contre, à droite, une plantation de chanvre textile.( Photo D. Rodriguès.)
On sème la graine assez serrée pour que les tiges montent le plus haut possible. On sème en mars et l’on récolte en septembre. « On sème cetuy Pantagruélion à la nouvelle venue des hyrondelles. On le tire de terre lors que les cigales commencent s’enrouer », confirme Rabelais (Tiers Livre XLIX).
À l’arrachage, on sépare les tiges mâles des femelles. On les lie en javelles et l’on égrène le chènevis, excellente nourriture pour faire pondre les poules, ou pour appâter les poissons.
Venait ensuite le rouissage dans une mare pendant huit à dix jours. Après séchage, on teillait le chanvre à l’aide d’une broie ou macque pour en extraire la filasse. Il ne restait plus qu’à peigner la filasse au sérançoir et, ensuite, la filer pour parvenir au fil propre à être vendu ou tissé.
En Provence, ces opérations portaient chacune un nom du domaine d’Oc comme il se doit. J’en ai relevé certains : Rouir le chanvre se disait « naia lou canèbe », et teiller pour détacher à la main le filament en brisant la chènevotte se disait «desteia lou canèbe ». Puis il fallait « coustoula lou canèbe », c’est-à-dire l’espader, le battre à l’aide d’une batte (un échanvroir), sorte de grand coutelas de bois que nous avons déjà rencontré pendu à la ceinture d’Arlequin. « Penchina de canèbe » revenait à peigner, sérancer du chanvre.
Ces travaux pénibles et malsains étaient accomplis par les hommes, lesquels s’habillaient de haillons pour l’occasion. Certaines de ces opérations faisaient la spécialité de travailleurs saisonniers, ils allaient de ferme en ferme vendre leur pratique.
Ci-contre, Transport des fagots des tiges du chanvre textile.
Ces hommes de peine descendaient parfois des montagnes, tels les Gavots des Alpes, les Gargamèu tant méprisés par ceux de la plaine qui les blasonnaient sous le nom de Crétins ; ailleurs c'était un travail réservé aux Cagots.
Sans forcer le trait, nous revoici en compagnie des pauvres bougres qui ont servi de modèles aux premiers Zanni, Bergamasques ou Campaniens, tant il est vrai que ces pays de part et d’autre de l’Alpe entretenaient des moeurs communes.
Les fileuses, (Moires, Parques, fées) filent la destinée ; les cordiers filent la mort… Cette profession convenait aux Cagots, aux lépreux, aux parias. « Gagner sa vie à reculons » désignait les gens de corde.
ARLEQUIN DANS LE FOLKLORE DES PAYS D’OC
En outre, les métiers du chanvre subissaient de nombreux interdits. Nous connaissons celui que conservent les gens de théâtre qui prohibent le vrai nom des fibres de chanvre tordues. On dira câble, fil, guinde… Et surtout pas corde ! chut.
Les besognes traditionnelles liées au chanvre se retrouvent dans le folklore, les contes, les chansons et les danses qui accompagnent le rituel de Carnaval.
Les manuels de folklore mentionnent un peu partout les danses qui mettent le travail du chanvre en scène. Il faut sauter haut pour que le chanvre pousse bien droit.
Les résidus de la plante servaient à garnir les bûchers traditionnels, celui de Carnaval et celui des feux de la Saint-Jean. Dans les Hautes-Alpes, le « cheval-frusc » sortait les derniers jours de Carnaval accompagné d’un Arlequin armé d’une espade de bois.
Dans le domaine provençal, on connaissait depuis longtemps cet archaïque Arlequin lié au travail du chanvre, il ne devait rien aux influences italiennes.
La danse des « Olivettes » que Frédéric Mistral décrit dans le chant VI de Calendal est un cortège d’hommes en armes qui figurent un combat et encerclent un Arlequin. En fin de danse, les épées croisées formant pavois, l’Arlequin se hisse là-haut et chante des couplets satiriques. (En cette exhibition, c'est aux Gaulois en braies multicolores qu'ils nous fait penser).
Dans l’ancienne procession de la Fête-Dieu d’Aix, on exhibait les « Rascassetos », c’est-à-dire les teigneux, lépreux ou Cagots ; un groupe de quatre individus au crâne dégarni entouraient un personnage coiffé d’une énorme perruque de filasse de chanvre, et faisaient mine de le peigner ou de le tondre.
Mais c’est dans la danse des « Fielouses » que les traits primitifs semblent le mieux conservés. La mascarade des Fielouses (des quenouilles) rassemble de nuit un grand nombre de jeunes gens célibataires, habillés de chemise blanche écrue féminine (c'est le genre à l'envers !), ils tiennent à la main une grande quenouille.
Dans ces exhibitions de garçons, ont peut retrouver les danses de parades nuptiales auxquelles se livrent les mâles de nombreuses espèces en quête d'une partenaire.
Ces quenouilles grotesques parodient celles que les filles utilisent pour le chanvre ou le lin. Elles ont ici une signification phallique et sexuelle évidente. Dans un des couplets qui accompagne la danse, les garçons chantent finement :
<< — La quenouille et les grelots, c’est tout ce que nous avons de plus beau !>> Ouais !...
Le visage enfariné ou barbouillé de suie selon les villages, ces chie-en-lit progressent dans les rues la nuit en conduisant un Arlequin qu’ils encerclent et servent selon la chorégraphie. Cet Arlequin, ou « Homme sauvage » est vêtu d’un justaucorps billebarré, le visage mâchuré, il porte des grelots aux jambes et aux poignets. Il tient à la main la « coustoulo », le grand coutelas de bois qui sert à espader les tiges du chanvre, dont nous avons déjà vu un exemplaire à la ceinture de l’Arlequin des théâtres.
À chaque séquence de la danse des Fielouses, le matassin chante un couplet satirique sur l’actualité du village, en se livrant à des singeries au son des tambourins.
Le chœur chante aussi. Damase Arbaud, un collecteur de chants populaires pour le ministère de l'Instruction publique, a relevé pour l’année 1862 ce couplet que je traduis du provençal :
<< Examinez notre Arlequin
Qui n’est fainéant ni libertin
S'il a son habit tout rapiécé
Il doit remercier la société
Chacun a mis son morceau d’étoffe
C’est ce qui le rend si beau.>>
Cet Arlequin de mascarade, rencontré en Provence, dont l’habit est confectionné avec les "pétas", les morceaux de tissu offerts par la population, nous renvoit de nouveau au Pétassou du Languedoc dont nous allons pour achever présenter une autre singularité.
LE PETASSOU DES CÉVENNES
Nous revoici au fond des Cévennes, aux confins de l’Aveyron, dans le petit village de Trèves, où s’était conservée jusqu’aux trois quarts du siècle dernier une tradition de Carnaval des plus archaïques : le Pétassou. J’ai pu voir par hasard une première fois la sortie de Pétassou au cours des années soixante, et une seconde fois en 1975.
Ci-contre, à droite, le Pétassou. À l'aube de la Saint-Blaise le démon chahutait les passants dans les rues de Trèves. Caché sous son masque, il dénonçait les injustices et les turpitudes des notables. (Photo Lamblard).
Trèves a été un village perdu qui ne devait pas compter plus d’une centaine d’habitants au début du XXe siècle. Vivant en économie d’autosuffisance, les Trévaires se livraient aussi à un petit artisanat de textiles, chanvre, laine et magnaneries. Les hommes égrugeaient, peignaient le chanvre et tissaient. Les femmes tenaient la quenouille.
Saint-Blaise étant le patron des métiers du chanvre, c’était donc le 3 février qu’avait lieu la fête patronale de Trèves et que sortait Pétassou. La première apparition se faisait en vérité le dimanche précédant le 3 février, après la grand-messe. La vote englobait toujours le dimanche.
Selon la coutume, le costume du Pétassou de Trèves était confectionné de centaines de lanières d’étoffes multicolores, rassemblées en petits bouquets, que les couturières conservaient des tombées de leur ouvrage. Les garçons de la classe d’âge comprise entre adolescence et mariage se chargeaient de collecter ces pétas, et les accrochaient sur une blouse jusqu’à former un accoutrement hirsute et bariolé. C’était la toison d’un « homme sauvage » symbolique, ou d’un ours, en quelque sorte. (L’ours sort traditionnellement de sa caverne à la Chandeleur, veille de la Saint-Blaise).
Le bonhomme portait un masque grotesque, un chapeau ou un foulard, et des moufles. Une «blague », une vessie de porc séchée, gonflée d’air et contenant un pois chiche, était accrochée dans son dos, sur l’omoplate gauche. Il brandissait un balai de genêt.
—Le balai, autre objet familier détourné de son usage domestique pour un emploi prétendument magique. Le balai traditionnel provenait des lieux où l'on traîtait le chanvre, il était fabriqué avec les végétaux naturel du canton. (Ph. Lamblard).—
Pétassou sortait après la messe au son d’une musique de branle. Il surgissait à l’improviste et agressait les spectateurs en agitant son balai en courant dans les rues enneigées.
Au cours de l’après-midi, une seconde sortie de Pétassou accompagnait les garçons qui exerçaient leur droit de quête en passant de maison en maison pour recevoir des offrandes en nature, des œufs le plus souvent.
Le masque dansait, courait, virevoltait en aspergeant les badauds. Le costume de Pétassou était brûlé chaque année au Mardi-gras sur un mannequin de paille puis jeté dans la rivière du Trévezel.
Une habitante de Trèves disait :
«Lorsque nous étions petites, et que notre mère était en colère contre nous, elle criait : Ah, vous pourrez préparer des pétas pour la Saint-Blaise et lui donner tout le mauvais sang que vous me faites faire ! ».
Il est évident que les Cévenols avaient conservé un "fossile" vivant, l’exemplaire préservé d’un des innombrables bouffons de Carnaval prototypes d’Arlequin, directement lié au chanvre et à Saint-Blaise (Blase), aux souffles (la vessie, et ce nom pétas qui renvoie également aux vesses, aux pets), aux hommes ensauvagés, aux ours, (Voir Jean de l'Ours).
Rappelons que l’ours au sortir de sa torpeur se purge de ses vents lors de sa déhibernation à la Chandeleur, le 2 février, vigile de la Saint-Blaise ; et les ethnologues ont relevé que cet ours porte les âmes à naître dans son ventre sous forme de souffles (les auteurs antiques ont théorisé cette proximité de l'âme et du souffle). La vessie du porc tué l’année précédente était gardée pour divers usages. On en faisait habituellement une sorte de petite bourse, une blague à tabac dans laquelle les hommes conservaient leur herbe à fumer.
Il était convenu de reconnaître dans l’attribut brandi par l’Arlequin des anciennes gravures du recueil Fossard une dague de fantaisie, ancêtre du sabre puis de la batte théâtrale. J’y ai reconnu pour ma part une vessie vide, repliée, prête à être gonflée pour la joie des petits et des grands.
La vessie gonflée est également présente dans de nombreux rituels de Carnaval où les bouffons pétaradent. (Voir la gravure de Pieter Bruegel, La Fête des Fous, où des vessies jonchent le sol comme des boules d'un jeu. Cliquer).
Ci-dessus, à droite, dernière photo du Pétassou de 1976 ; le balai n'est plus de genêt, et la vessie est absente. En Cévennes comme ailleurs, les sources vives de la tradition se sont taries. Le folklore domine. (Photos Lamblard).
Rabelais précise que la tige du chanvre est creuse et sans nœuds, qu’elle est utilisée « pour l’esbat des petiz enfans, enfler les vessies de porc… » (Tiers Livre, ch. L.)
— Et une bonne blague qu'est-ce ? — Ce n’est rien de plus que le contenu d’une vessie soufflée, une galéjade... Et si vous voulez connaître le fin mot de l'histoire, relisez donc tout Pythagore...
Jean-Marie Lamblard
Bibliographie résumée :
- FABRE Daniel, "Le Carnaval", Annales. ESC. N° 2, mars-avril 1976. "La Fête en Languedoc", Regard sur le Carnaval aujourd'hui. Ed. Privas. 1990.
- GAIGNEBET Claude, "Le Carnaval, essai de mythologie populaire". Payot. 1974. — conférence sur le masque : film 2002. Cliquer.
- GAIGNEBET Claude, "A plus haut sens. Ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais". Maisonneuve et Larose, 1968.
- GAIGNEBET Claude et LAJOUX Dominique. "Art profane et religion populaire au Moyen Age". PUF. 1985.
- GAIGNEBET Claude. "L’origine indo-européenne du Carnaval". In : Actes des rencontres internationales de Nice, 8-10 mars 1984. Ed. Serre, 1985.
- GAIGNEBET Claude, "Le combat de Carnaval et de Carême de P. Bruegel". Annales, ESC. N°2. mars-avril 1976.
- GRINBERG Martine. "Carnaval et société urbaine, XIX-XVIe siècles. Bull. Ethnologie Française. 1974.
- JOLY Monique, "Étude sur Don Quichotte" Sorbonne. 1996.
- LAMBLARD Jean-Marie. "Le cannabis de la Canebière". Revue Europe, n° 803, mars 1996, pages 167-180.
— Maurice SAND, "Masques et bouffons, Comédie italienne", deux tomes. Paris, 1860.
- "Recueil Fossard, La commedia dell'arte", présenté par Agne BEIJER. Ed. Librairie Théâtrale et P-L. Duchartre, Paris, 1981.
- Revue "L'Alpe", N° 10 "Fêtes d'hiver". Le Musée Dauphinois. Grenoble. 2001.
- Les Echos du Chanvre. "Le Pétassou". N° 3, page 2. Été 1996.
- Le conte traditionnel de Jean de l'Ours, cliquer ici.
2 Novembre 2014.