Arlequins, leurs origines populaires
(Texte entièrement revu, et complété)
Le personnage littéraire que nous connaissons sous le nom d’Arlequin, cache sous son masque une longue histoire. Sorti tout droit des emplois de bouffons du théâtre, au XVIème siècle occidental, il abrite la dernière incarnation d’êtres imaginaires, esprits des bois, divinités, ou démons d’hiver, chargés de symboliser l’obscure obsession millénaire de l’homme qui tente d’échapper aux éléments naturels.
Ainsi, chacun connaît Arlequin dont le nom évoque la silhouette d’un valet de comédie au costume de satin multicolore. De nos jours, Arlequin n’est plus, en effet, qu’un déguisement enfantin, ou le nom d’un personnage de théâtre plus ou moins comique que l’on rattache automatiquement à la Commedia dell’arte. Pourtant, en remontant le fil de ses origines, nous parvenons jusqu’aux génies de Carnaval, étroitement liés au chanvre, ainsi qu'aux métiers du tissage. Cette piste nous conduira à redécouvrir les diables, ou les « hommes sauvages », qui sortaient pour la Saint-Blaise dans certains rituels des mascarades d’avant Carême.
Parmi ceux-ci, le « Pétassou » des Cévennes, dont l'habillement, selon un symbole répandu dans toute l'Eurasie, évoque certains costumes de chamans animistes de Sibérie.
Nous avions trouvé de circonstance, il y a quelques années, d’emprunter le thème d’Arlequin, afin de le prendre en filature jusqu’à ses origines archaïques en suivant les arborescences de son nom, de son histoire, et des influences qui ont constitué la tradition :
"Entre fil et fumée à la poursuite d’Arlequin".
L’enquête nous conduisait jusqu’à la Canebière, et au cannabis dont l’avenue marseillaise tire son nom. Ce périple, raconté en plusieurs occasions, résumé dans une chronique de la revue "EUROPE" au titre prometteur : "Le cannabis de la Canebière" (N° 803, mars 1996). L'étude fut reprise dans divers bulletins, et jusque dans un dictionnaire des drogues et stupéfiants...
Ci-dessus, à gauche, extrait du monumental ouvrage de Maurice Sand (fils de George),<< Masques et Bouffons >>, publié en 1860 : "Harlequino", au costume en cours de "mue". Le Zanni primitif est encore reconnaissable. Un sarreau de toile brute, et un pantalon de même étoffe (du chanvre ?). C'est l'habillage des hommes de peine maintes fois ravaudé. Le demi-masque noir du diablotin ne porte qu'une seule corne au front, et, de la main, le lascard fait la nique aux cornards. Selon Maurice Sand, cette gravure reproduirait le costume du premier acteur jouant à Paris en 1570. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir). ©courtesy.
En haut, à droite, Arlecchino, dans << Masques et Bouffons >>, de Maurice SAND. L'habillement rituel évoluant, le "patchwork" misérable est devenu un riche déguisement de comédie bourgeoise. Il a cependant conservé ses accessoires, et son chapeau porte toujours une queue de lièvre. (©courtesy).
Le grand public n’ignorant plus aujourd’hui la parenté du chanvre textile et du cannabis (ni sa différence essentielle), je peux reprendre ce sujet avec un éclairage plus direct. En commençant par replacer Arlequin au centre de la scène, sans perdre nos lecteurs bienveillants dans les coulisses.
ARLEQUIN DES VILLES, ARLEQUIN DES CHAMPS
Nous avançons par petites touches en découvrant ce qui demeure de cette culture populaire. Les dessins de Maurice Sand, ci-dessus, annoncent les gravures sauvegardées grâce au Recueil Fossard que nous allons rencontrer. Elles ouvrent sur un "fossile" des rituels de Carnaval : le "Pétassou" méridional.
Ci-dessous, à gauche, Une des rares photos du "Pétassou" des Cévennes en situation, prise en 1975 (avant l'influence du tourisme sur le rituel). Ce "démon" du chanvre porte une houppelande faite de "pétas", de lanières d'étoffes placées par les couturières du village en guise d'ex-voto. Nous pouvons le situer parmi les ancêtres des Arlequins. (Photo Lamblard).
L’ARLEQUIN ITALIEN
L’Arlequin que nous connaissons aujourd'hui est arrivé en France au XVIème siècle, dans les panières des acteurs du Théâtre Italien.
Et c’est bien la Commedia dell’arte qui lui a donné sa tournure actuelle. On ne dira jamais assez ce que le théâtre français et l’écriture dramatique doivent aux troupes italiennes qui ont fait connaître leur art à la cour des rois de France et, par ricochets, aux auteurs qui écrivaient pour ce public aristocratique, souvent lettré, quelque peu porté au mécénat.
Les troupes italiennes voyagèrent beaucoup. Catherine de Médicis fit venir à Paris une troupe de Commedia dell’arte ; Henri III invita la "Compagnia di Gelosi" en 1577 pour animer le Carnaval. Louis XIV et ses courtisans s’enticheront littéralement des comédiens italiens.
Vers la même époque, en Italie ce serait le célèbre Tristan Martinelli, favori du duc de Mantoue, qui aurait imaginé de porter sur scène un "diable" comique et provocateur du nom de Arlecchino. Ce personnage à la gaillardise obscène aurait eu, par les rires provoqués, des vertus prophylactiques dans la prévention de l'impuissance, infirmité tant redoutée du distingué public.
ORIGINES DE LA COMMEDIA DELL’ARTE
Née d’un courant populaire étroitement lié aux rituels des mascarades d’hiver et des carnavals, la « Comédie improvisée », ou « Comédie des professionnels » (c’est ainsi qu’il faut entendre l'expression italienne), était apparue au début du XVIe siècle dans l’entourage des familles régnantes dans les cités transalpines. La tradition des farces romaines et des lazzi forains se perçoit dans leurs canevas.
Ci-contre, "Arlequin", estampe française du XVIIIe siècle. Le bouffon conserve encore des éléments de son origine infernale. Parodie d'un "chevalier errant", cette image devait illustrer un conte désormais oublié. (Collection Lamblard). —Cliquer sur les images pour les agrandir.
Le mouvement humaniste de la Renaissance au Quattrocento, qui avait impulsé la création d’ateliers de peinture et de sculpture, libérait aussi les arts du théâtre de l'emprise catholique. La profession de comédien se développait dans toute l’Europe.
La Renaissance c’est aussi le moment où la notion d’artiste se distingue des autres corps de métier, où le peintre et le sculpteur échappent au cercle des artisans, où le jongleur de foire, le pitre de place publique, le chanteur ambulant et le conteur revendiquent leur droit de cité.
Au départ, des saltimbanques, dont on ne saisit pas l’origine sociale ni la formation technique, mais qui devaient porter le génie de l’improvisation venue de leur lignée d’amuseurs populaires, en outre dotés d’un grand talent parodique, se regroupent et fondent une compagnie permanente.
Peut-être pouvons-nous en déguster les prémices reconstitués dans la fameuse scène des artisans du « Songe d’une nuit d’été » de Shakespeare où des acteurs d’occasion inventent une farce à partir du conte de Pyrame et Thisbé, résumé en un simple canevas.
Les archives de Padoue conservent l’écho de la création d’une semblable compagnie d’amuseurs réunis par contrat en l’an 1545. D’autres les imitent. Une profession de baladins s’affirme. Un métier d’acteur et d’organisateur de spectacles s’affiche au centre des villes où s’exerce le pouvoir civil. Et ces troupes proposent leurs divertissements à ceux qui peuvent payer le cachet, afin de ne plus être contraints de se vendre aux charlatans, ou de faire la manche.
En quelques décennies, plusieurs compagnies de Commedia dell’arte se font connaître et acquièrent une solide réputation de bateleurs. Les cours princières les invitent à présenter leurs parades, à animer leurs bals masqués. Les dames rient à leurs « lazzi ». Le personnage principal autour duquel s’articule la farce qui constitue le répertoire de ces nouveaux comédiens est un valet : le Zanni ; créé sans doute à partir des personnages de domestiques de Plaute et de Térence.
Il faut aussi mentionner l'apport de la Commedia dell'arte dans la richesse nouvelle de la peinture du XVIIème siècle. La révolution caravagesque, dont Rome fut l'un des foyer actif, illustre, dans le choix des modèles, les parodies présentes sur les scènes. (Voir l'article "Le geste de la Figue").
Ci-contre, à droite, Arlecchino, gravure du XVIIe. Le costume du bateleur évolue, la batte et le masque sont en place. Le personnage est prêt pour la comédie.
LES "ZANNI" BERGAMASQUES
Ce rôle de serviteur balourd et rusé tout à la fois se trouvait déjà dans les Atellanes romaines sous le nom de Sannio, l’histrion grimacier. La Commedia dell’arte ne fera qu’actualiser le personnage en l’adaptant au profil du campagnard chargé des basses besognes et parlant un jargon pittoresque issu de son terroir.
Zanni est le diminutif de Giovanni. C’est le nom familier d’un type populaire de l’Italie du Nord.
Presque toujours d’origine bergamasque, Zanni est un cadet misérable, réduit à l’émigration vers la ville proche, vers Venise ou Padoue ou Gênes.
Au chef-lieu où l’on parle le beau langage, le vilain deviendra homme de peine, valet, faquin, serviteur s’il a de la chance ; petit voleur par mauvais sort.
Ci-dessus, "Harlequin", gravure de la seconde moitié du XVIe siècle. Elle fait partie du recueil confectionné par le compilateur français Fossard. C'est l'une des plus anciennes représentations de l'Arlequin archaïque du théâtre. Il tient à la main son chapeau toujours orné d'une queue de lièvre, et d'une plume. De l'autre, il tend un objet que l'on peut identifier comme une vessie de porc prête à être gonflée. Le justaucorps est encore un "centon" misérable, ravaudé, rapetassé, mais déjà un costume de scène. (Musée de Stockholm). Cliquer sur l'image. Sous le personnage, un cartouche déclame :
<<Moy qui suis engendré pour le moins de six pères,
Plus gens creux que Mars : moy vaillant Harlequin,
Endureray-je bien d'un sot les impropères ?
Sus que je mette à sac promptement ce coquin. >>
Le Zanni connaît son équivalent en France méridionale sous le nom de Jean (ou Jan) ; c’est le gavot, le plouc qui jargouine. Le folklore nous l’a conservé sous la figure du nigaud des contes populaires : Jan de la vache ; Jan cague blanc ; Jean farine ; Jean fève ; Jean de l’Ours ; Jean de Nivelle, etc.
« Jean ! Que dire de Jean ? c’est un terrible nom,
Que jamais n’accompagne une épithète honnête… »
Giovanni ou Jean, Zanni ou Jan, l’archétype est de même veine, c’est le pauvre "couillon", mais à nigaud, nigaud et demi. Il peut être rusé et diaboliquement fourbe. Nous pouvons y reconnaître également certains traits de l’ancien « fou » des carnavals moyenâgeux.
À chaque époque probablement, et dans chaque pays, le bouffon de carnaval devait exhiber, en sus de ses fonctions rituelles, l’identité des parias du moment, des déclassés.
Élaborés par l’esprit populaire à partir d’un fond archaïque, les « Jan » carnavalesques, les Zanni et les bouffons blagueurs, prendront les caractères propres aux terroirs concernés, ils seront toujours identifiés aux communautés subalternes par la société en fête, immigrés ou nomades du moment.
Lorsque les bateleurs napolitains entreront dans la mouvance « dell’arte », ils donneront à leur Zanni les traits caractéristiques des Campaniens. Pulccinella barguignera dans l’idiome local d’une voix gloussante en tenant son ventre, telle une parturiente carnavalesque venue du « monde à l’envers ». Pulccinella soulève les rires de l’assistance qui reconnaît en lui le type du montagnard glouton enceint pour avoir trop mangé de fèves ou de tripes, et souffrant d'un plus que probable dernier soupir alvin.
L’extraordinaire succès des troupes de Commedia dell’arte en Italie, où le masque du Zanni tenait le rôle principal, va pousser à l’enrichissement du personnage en le démultipliant. Par un renversement burlesque, le Zanni, antihéros type, jouant les entremetteurs deviendra indispensable à l’intrigue.
Du Bergamasque primitif vont naître les Arlecchino, Pierrot, Gilles, Brighella, Pulccinella… Chacun de ces Zanni incarne un aspect particulier du protagoniste initial, selon le talent du comédien qui le joue.
Transposée dans le domaine du rire, la condition subalterne de l’exploité congénital et son image seront récupérées par l’aristocratie au pouvoir pour son divertissement, selon un schéma intemporel et universel.
DES ZANNI À L’ARLEQUIN
Les deux principaux Zanni italiens, double réplique du déraciné bergamasque, l’un intrigant et hypocrite, l’autre balourd et glouton, les deux faces d’une même stratégie sociale de résistance passive à l’oppression des puissants, vont donner naissance aux masques désormais célèbres. Arlequin étant aujourd’hui le plus caractéristique et le plus connu.
Il semblerait que le Zan Arlequin ait été baptisé ainsi sur une scène parisienne dans la décennie 1570-1580 afin de renforcer l’identité comique du rôle. L’acteur florentin Alberto Naselli, spécialiste habituel du masque de Zanni : "Zan Ganassa". Chef de la troupe des "Gelosi", il aurait inventé, sur un nouveau canevas, le nom de son personnage à partir d’Hellequin, le diabolique conducteur de la « Chasse sauvage » de la mythologie médiévale d'influence nordique, légende bien connue de son public. Notons ici que le sobriquet dialectal "Ganassa" est l'équivalent de Gargamello, de "Gargantua", "Galagus", etc. Le Goinfre, quoi.
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Selon l'histoire de la littérature, ce serait cette troupe italienne des "Gelosi", présente à Madrid dès 1574, et plusieurs années de suite, qui aurait suggéré à Miguel de Cervantès, par ses harlequinades, la silhouette du Quichotte montée sur sa pauvre haridelle, (Partie II, chapitre 12) :
<<Don Quichotte rencontre un chevalier errant, le brave Chevalier des Miroirs>>.
Don Quichotte à Sancho Pança : "Car, dis-moi un peu, n'as-tu-pas vu quelques fois une comédie où l'on introduit des rois, des empereurs, des papes, des chevaliers, des dames et divers personnages ? L'un fait le ruffiant, un autre le fripon, ..."
Dans une autre scène du roman, on voit Don Quichotte rapetasser ses bas noirs et son habit déchiré avec de la soie verte !
Ce témoignage du chef-d'oeuvre de Cervantès, monument littéraire qui place un jalon dans l'évolution de la pensée moderne, et amorce la démythification de l'univers dans les Lettres. Après la Renaissance, au Quattrocento italien, le Quichotte pourrait marquer le moment où la Commedia dell'arte fit école en Europe occidentale, dans la peinture et les lettres.
Ci-dessus, une des estampes assemblées dans le recueil FOSSARD, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Harlequin monté sur son ânesse s'apprête à assaillir l'univers en vrai chevalier de la Table Ronde. Des parodies de chevaliers existaient bien avant le Quichotte. L'ensemble du recueil Fossard est désormais accessible dans une très bonne édition (Librairie Théâtrale). (©courtesy).
LA "MESNIE HELLEQUIN"
La Chasse sauvage, ou « Mesnie Hellequin », constituait l’un des mythes, ayant accompagné les dynasties nordiques — Les Wisigoths probablement, les plus familiers aux populations gauloises occidentales —. Le nom est anciennement attesté par l'historien normand Orderic Vitalis vers 1140.
Orderic Vitalis décrit l’apparition fantastique d'une nuit hivernale qui terrorisa un prêtre dans la campagne proche de Lisieux. Il la nomme « Familia Herlequini », la "gent d’Enfer", glose-t-il.
L'identité de cet "Hellequin" est à rechercher dans la postérité d'une légende associée à Wotan/Odin, le "Harila-King", le Roi des armées, et son troupeau d'âmes mortes que poussent les guerriers, la horde hurlante des nuits d'hiver, le "Haberfeldtreiben" du monde germanique, transposé ici dans la farce et la dérision.
Ci-dessus, à gauche, "Arlecchino" du Piccolo teatro di Milano, interprété par Ferruccio Soleri dès 1963. La tradition théâtrale italienne dans sa perfection artistique.(Cliquer sur l'image pour l'agrandir). Le masque noir et les contortions acrobatiques sont des héritages du démon nordique. (©courtesy).
Dans les hautes vallées alpines, d'après l'anthropologue Cesare Poppi, la procession des âmes damnées est encore connue sous le nom de la "Chasse de Theodoric", le roi Ostrogoth de Ravenne (la caza Beatrich). Ici encore, la mentalité des moines qui relatent les croyances du peuple, nous les transmettent en les travestissant sous les traits de prétendus hérétiques (les Ariens).
En 1262, Adam le Bossu, dans le "Jeu de la Feuillée" mettra en scène un simple valet d’Hellequin, lequel attend la fée Morgane.
Dante, qui maîtrisait les langues et les cultures de son temps, place dans son "Enfer", au Chant 30, le diablotin Alichino, etc.
Dans d’autres textes, c’est la "Chasse du roi païen Arthur" que conduit le démon Hellequin en un hourvari furieux entraînant les âmes mortes vers l’au-delà, vers le Purgatoire. (Mais nous connaissons ces légendes grâce aux récits des clercs qui se hâtèrent de faire endosser aux autres religions les apparitions diaboliques).
La mentalité populaire garda longtemps le souvenir des grandes peurs que suscitait l’arrivée de cet équipage démoniaque les nuits de tempête, tandis que passait au-dessus des toits la meute des chiens de hurle-vent.
Certains spécialistes des mythologies germaniques, qui ont reconnu dans le démon Hellequin l’avatar populaire du grand dieu nordique Odin/Wotan, qui possède la même fureur sacrée, suggèrent qu'il aurait ainsi fait le voyage dans le fourniment des guerriers Wisigoths ! (Voir "Rhapsodie méditerranéenne" , Loubatières, 2010).
Nous ne pouvons aller plus avant dans ces diableries, contentons-nous de saisir ce nom d’Hellequin, tombé dans le folklore, édulcoré, et, ici, récupéré par un génial histrion du XVIe siècle pour baptiser son personnage burlesque, issu d'un théâtre forain, en en faisant véritablement le premier Arlequin de la scène.
Suite de l'article, Petassou et le chanvre, etc : ci-dessous :