L’INVENTION POPULAIRE DES MARIANNES.
Qu’il est difficile de faire du neuf sans puiser dans l’héritage des nations !
Ci-contre, à droite, buste de la République de la mairie de Puylaurens (Tarn), datant de 1848. (Document Maurice Agulhon). Ce serait dans cette ville du Midi que pour la première fois le nom populaire de Marianne aurait été donné, dans un écrit, à la matérialisation de la République sociale et démocratique. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir).
La Révolution de 1789 s’inspirait de l’exemple tout chaud des insurgés américains, aidés de La Fayette, pour remettre ses institutions à plat et définir une « Constitution ». Par la suite, prise de court par l'accélération des événements, elle se tourna vers les fondements de sa culture universitaire et chercha des exemples dans la République romaine où les mots liberté, patrie, république s’énoncent en latin.
Pour autant, elle n’y trouva aucune Marianne !
Les Français, qui au XVIIIe siècle avaient le privilège de recevoir une instruction secondaire, connaissaient les institutions romaines mieux que leur propre passé national. Ils savaient que cette société impérialiste, assise sur l’exploitation d’une main d’oeuvre servile, ne connaissait d’autre moteur que celui du sang.
C’est pourtant chez elle, dans le fouillis de ses emprunts au monde hellénique, que les révolutionnaires, pétris de littérature classique, allèrent chercher le bonnet rouge, et d'autres symboles comme l'on sait.
« La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » (Karl Marx. Le dix-Huit brumaire de Louis Bonaparte. 1851).
"Phrygien" serait un nom générique employé par les auteurs grecs pour désigner un esclave masculin ; ceux-ci, à leur corps défendant, venaient souvent de Thrace et de Phrygie. La Phrygie, contrée d’Anatolie, reçut de nombreuses influences, notamment des Perses, et l’histoire de son bonnet traditionnel mériterait un développement, que d'autres tenteront.
Souvenons-nous que le bonnet rouge est dit « phrygien » comme est prétendue basque cette galette ronde et noire, posée sur la tête comme une bouse, appelée béret, qu’enfants nous portions pour aller à l’école.
En dernière escale, c’est bien de Rome que vient le bonnet rouge des anciens esclaves. C’est le « pileus » que les maîtres romains posaient sur la tête des affranchis afin de confirmer leur nouveau statut social d’homme libre. C'est celui-là que les Révolutionnaires de 1789 choisirent.
REVENONS À L'ÉNIGME DES MARIANNES
Le peuple chante et chansonne. Il invente des sobriquets, donne des petits noms, des diminutifs. La République devint la Bonne, la Sainte, la Belle, la Déesse… Et puis sans qu’on sache bien pourquoi, elle devint Marianne, dans l'ouest du Midi en un premier temps.
Maurice Agulhon s’est fait l’historien des Mariannes, et nous pourrions prendre ses écrits pour évangile.
Nonobstant, c’est notre ami Bernard Lesfargues qui nous fit connaître, il y a une quinzaine d’années, peut-être plus, la revendication de la ville de Puylaurens (Tarn) au droit d’avoir engendré Marianne ; et René Merle en retraça l'histoire. (Aujourd'hui, grâce à Internet et aux blogs des passionnés, l'information abonde sur le sujet).
Ainsi, ce serait Guillaume Lavabre, cordonnier-chansonnier de Puylaurens, qui aurait, avant tout le monde, en 1792, consigné dans une chanson ce nom populaire de la République laïque : << La Garisou de Marianno >> ( La Guérison de Marianne ), sur l’air « Lei dous Sabouyards » (Les deux Savoyards).
Le savetier était bon républicain. Il chante la guérison de celle qu’il nomme familièrement « Marianne » (un nom très populaire, d'origine chrétienne (Marie-Anne) et fort répandu en Occitanie), laquelle Marianne retrouve ses bonnes couleurs après la prise des Tuileries par le peuple des faubourgs, aidé par les bataillons méridionaux qui popularisent le chant de guerre, "La Marseillaise", de Rouget de Lisle.
Que chante Guillaume Lavabre en 1792 ? (je traduis ) :
« Marianne trop attaquée
D’une forte maladie,
Était toujours maltraitée,
Et mourait de cachexie.
Le Médecin,
Sans la guérir,
Et nuit et jour la faisait souffrir :
Le nouveau Pouvoir exécutif
Vient d’y faire prendre un vomitif
Pour lui dégager le poumon :
Marianne se trouve mieux, (bis).
Etc.
Signé : "Par les Sans-culottes, Lavabre".
Sans vouloir chagriner les Puylaurentais, comme dit Bernard Lesfargues, ce Lavabre devait être davantage savetier que poète. N’empêche, son manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale (Ye 3293) est le plus ancien témoin de l'utilisation du sobriquet, ce qui autorise la ville de Puylaurens (Pueglaurenç) à se proclamer « Berceau occitan de Marianne ».
Place de la Nation à Paris, le "Triomphe de la République" de Aimé-Jules Dalou.1889. Prenez le temps d'admirer la splendide déesse.. en allant sur place... (Photos Lamblard).
RETOUR À LA MADELEINE PROVENÇALE
Ci-contre, à droite, DAMIA incarnant "La Marseillaise" selon Abel Gance, dans le "Napoléon" de 1927. Le film étant muet, la grande artiste suggère néanmoins la fougue du génie guerrier appelant à la levée en masse des Volontaires de 1792. Il ne lui manque que les ailes. (© courtesy).
Les Français républicains, après 1848, arboraient la ceinture rouge, la "taiolo roujo" comme l'on disait en Provence ; ils arboraient aussi un brin de thym emblème de la Montagne, et ils plantèrent des arbres de la Liberté en criant <<Vive Marianne ! >>.
Avant de figurer dans un texte écrit, les inventions populaires du langage entrent dans la tradition orale des communautés. Nous savons qu'en Provence, parmi les Républicains qui résistèrent aux dérives fédéralistes ou firent front aux retours des royalistes, le nom familier, le sobriquet affectueux attribué à la République sociale, fut aussi celui de "Madeleine", emprunté évidemment à l'une des saintes femmes, dans l'inépuisable réservoir de la légende Dorée catholique.
Pour sa part, l'ami Bidasse chantera plus volontiers la Madelon, nom sous lequel nous pourrions toujours reconnaître la femme complaisante des tavernes.
Ci-dessus, "La Madeleine" de la Société des Madeleiniens de Châteaurenard (crée en 1967). Cette célèbre fête des maraichers de la région des Alpilles est la version "Rouge" de la fête traditionnelle de cette terre qui a été nommée la "Vendée provençale". Au coeur de l'été, les maraichers exaltent leur profession en organisant un défilé de chevaux de traits, tous attelés à une seule charrette, la "Carreto Ramado", décorée de feuillages et de fruits et légumes du terroir.
A Châteaurenard, depuis plus d'un siècle, les agriculteurs ont substitué au saint Eloi traditionnel (patron des forgerons) la statue de Marianne qu'il baptisèrent "la Madeleine". <<Voici enfin la Madeleine qui renaît ! La Bonne, la Sociale ! Le printemps des peuples s'annonce une seconde fois.>>
Décorée de glaïeuls rouges par milliers, et de fruits et légumes, amoureusement installée sur un char, la statue défile dans la ville au son de l'Internationale, tirée encore aujourd'hui par 70 chevaux de trait. (Photo Lamblard, 2004 ) (cliquer pour agrandir l'image).
Ci-contre, à droite, La "Madeleine" de Châteaurenard, sur son char au centre ville. La déesse républicaine, escortée par les jeunes gens de la Société des maraichers, a été ici photographiée par Josiane Méguin en 2006, attestant la continuité de la tradition.
Ci-dessous, à gauche, le même défilé de la Madeleine avait été photographié en 1973, dans les rues de Châteaurenard, par Jean-Marie Lamblard.
(Extrait d'une étude sur les Fêtes d'été de la terre et de l'eau en Provence ; la photo ci-dessous et de nombreux autres documents se trouvent dans ce travail d'ethnographie conduit par l'auteur).
Et allons danser ce 14 juillet 2015 sur la place de la République !