DALOU, DES SCULPTURES AUX JARDINS
Aimé-Jules Dalou est l’auteur du gigantesque bronze du Triomphe de la République, place de la Nation, le plus lourd jamais fondu au 19e siècle. Il est aussi l'auteur de quelques statues cachées dans les jardins, les cimetières ou les musées.
Le Père Lachaise abrite trois chefs-d’œuvre du sculpteur :
Oeuvres d’art incontestables et compositions funéraires inspirées où l’artiste affirme sa maîtrise de l’allégorie à la gloire de la démocratie réinventée par les hommes de la Grande Révolution.
Toutefois, à chaque grande manifestation publique, lorsque les citoyens défilent de la République à la Nation, ce sont ses oeuvres qui jalonnent le parcours des manifestants...
D’être ainsi exposées dans l’espace public oblitèrerait-il le regard porté sur les oeuvres ? Peu de passants connaissent Dalou.
Ci-dessus, à gauche, gisant d'Auguste Blanqui, sculpté par Dalou, cimetière du Père Lachaise. Paris. 1885. Un des plus beaux hommages d'artistes adressés à Blanqui, et un chef-d'oeuvre de l'art funéraire. (Photo Lamblard). Cliquer sur l'image pour l'agrandir.
Si l’on en juge d’après les maigres lignes consacrées aux réalisations de ce romantique artiste par les critiques d’art, Aimé-Jules Dalou souffre encore et toujours, un siècle et demi plus tard, de son combat politique républicain après le coup d’État de Napoléon III. Sa mémoire publique souffre surtout de son engagement auprès des ouvriers de la Commune, dans leurs velléités d’affirmation sur la scène politique, en ce 19e siècle de bourgeoisie conquérante.
La sculpture aujourd’hui est en général mal aimée du parterre culturel. Cela tient en partie à l’épidémie statuomaniaque qui s’empara des édiles au milieu du 19e siècle. Pas une place, pas un jardin qui ne reçut son effigie ou son buste ; oeuvres simplement riches d’enseignement et de pédagogie.
Le regard se lassa, et l’ordre de récupération des métaux non ferreux imposé en 1942 par les nazis au régime de Vichy fut accueilli sans résistance.
DALOU LE COMMUNARD
Né le 31 décembre 1838 à Paris, fils d’ouvrier gantier, Aimé-Jules Dalou montra très jeune des dons pour le modelage, ce qui lui valut l’attention de Jean-Baptise Carpeaux. Puis, à quinze ans, il fut admis à l’Ecole des beaux-arts où il se lia d’amitié avec Rodin.
La première reconnaissance publique de Dalou survint en 1870, lors du Salon lorsqu'il obtint avec « La Brodeuse » une commande de l’État.
Quelques années auparavant, en 1866, Dalou avait réalisé un bronze funéraire pour orner la tombe d’un illustre interprète du rôle d’Hamlet. L’œuvre originale semble perdue aujourd'hui.
Ci-dessus, un chef-d'oeuvre de la statuaire : le "Triomphe de la république" de Dalou. La figure de la Liberté domine le groupe érigé place de la Nation, à Paris. 1889-1899. (photo Lyèce Boukhitine).
La guerre franco-allemande de 1870 et Sedan mirent fin à la jeune carrière officielle de l’artiste. Très attaché à la République, Dalou s’engagea aussitôt pour défendre sa patrie et partit pour le front.
Au temps de la Commune, Dalou fut appelé par Gustave Courbet comme curateur au palais du Louvre pour la protection des collections, ce qui lui valut d’être condamné par les "Versaillais" aux travaux forcés à perpétuité, en novembre 1871. Parvenant à fuir, il trouva refuge un temps à Montrouge chez le sculpteur Alexis André.
Jules Dalou choisit l’exil à Londres avec sa famille, où il amorça une seconde carrière artistique. Il y resta huit années.
Suite de l'article ci-dessous...
TRIOMPHE DE LA RÉPUBLIQUE
À l’avènement de la IIIe République, après l’élection de Jules Grévy, premier président vraiment et sincèrement républicain, Dalou fut amnistié et revint à Paris, en mai 1879.
L'artiste revient à Paris précédé d’une solide réputation acquise à Londres parmi ses pairs et auprès de l’aristocratie anglaise.
Les premières années d’exaltation qui marquent le retour de la République voient l’État et les communes se lancer dans de grands projets de célébration et d’inauguration de monuments destinés à meubler l’espace public de symboles républicains, afin de donner aux citoyens des images nouvelles.
La ville de Paris organise un concours pour ériger au centre de ses principaux quartiers des œuvres magnifiant la Liberté recouvrée.
Un projet proposé par Dalou est jugé trop original et ambitieux pour orner la place de la République, on lui préfère la lourde effigie des frères Morice.
La maquette de Dalou, le « Triomphe de la République », reçoit le second prix. Grâce à l'intervention de Gambetta, Il est décidé que le monument serait élevé au centre de la place de la Nation à Paris. Ce monument de 32 tonnes, réalisé en plâtre en 1889, et fondu en 1899, sera le plus important jamais exécuté au 19e siècle. Il mêle figures symboliques (la Liberté) et personnages vrais (le Forgeron), en un groupe d’une puissance irrésistible, unissant mythologie et poésie à l’égal des chefs-d’œuvre.
Ci-dessus, à gauche, déesse symbolisant la Paix, au sein du "Triomphe de la République", place de la Nation, à Paris. (Inauguré le 21 septembre 1889 dans sa version provisoire en plâtre), le monument sera coulé en bronze en 1899.
Le Président Émile Loubet inaugurera le monument définitif le 19 novembre 1899. (Photo Lamblard)
MALHEUR AUX ARTISTES !
Les commandes publiques assurent un certain confort à l’artiste choisi, mais en aucun cas ne peuvent correspondre à l’épanouissement de son art, tel qu’il le conçoit selon ses idées d’utilité sociale et de création personnelle.
Bref, Dalou ne saura pas jouer le jeu face aux forces qui régissent le marché de l’art, et qui toujours ressurgissent dans les allées du pouvoir quelle que soit sa noblesse. Nombre de ses œuvres originales resteront à l’état de projets, esquisses, plâtres, et fragments. Notamment le « Monument aux Ouvriers », de 32 mètres de haut, qui ne sera jamais achevé et dont on peut voir au Musée d’Orsay le « Grand Paysan », et au Petit Palais la maquette en plâtre.
Portrait d’un "vrai" travailleur au corps déformé par le labeur, fondu après la mort de Dalou. La maquette de cet extraordinaire monument comportait une série de niches devant abriter des figurations, plus grandes que nature, de travailleurs des villes, de la mer et des champs.
Dalou travailla d’arrache-pied jusqu’à sa mort afin que son projet prenne corps. Aujourd’hui ne subsistent que des figurines et des croquis, et le "Grand Paysan" d'Orsay.
...C’est la Crapule, Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule…
Malheur à l’artiste qui affiche son dessein, favorable aux classes subalternes de la roture ! Le marché de l’art est un fait. Après 1789, le mécénat princier laissa place aux improvisations révolutionnaires, bientôt disciplinées par l’Empire, puis entièrement récupérées à la Restauration.
L’artiste est prompt à s’engager. Souvent, il se retrouve seul, au-devant du cortège, comme Charlot avec son drapeau rouge tombé d’un convoi et ramassé dans un geste de naïve solidarité.
Si l'on ne s’enrichit peu en exploitant la création théâtrale, rarement avec la musique, si la poésie ne nourrit pas son homme, par contre, les arts plastiques relèvent d’un marché juteux pour les intermédiaires. La classe aux commandes excelle à s’immiscer dans la cote de l’art. Le ministère de la culture n’entretenait-il pas, il y a peu, de calamiteux « inspecteurs de la création » !…
Ci-dessus, à droite, l'extraordinaire gisant de Victor Noir, oeuvre de Dalou, cimetière du Père Lachaise. 1891. Le jeune journaliste est figuré à l'instant de sa mort, tué d'une balle tirée à bout portant, tel que Jules Vallès l'a raconté dans "L'Insurgé".
Ce chef-d'oeuvre, à portée des passants, est l'objet d'un culte étrange et ambigu dont on voit les dégâts sur le visage. (Photo Lamblard)
Cet état de fait auquel tous les artistes sont confrontés, aux forces de l’argent, aux pouvoirs des marchands et des collectionneurs, aux vents de la mode, est profondément déprimant ; ne vous étonnez donc pas si cette note ambitionne et s'obstine à vous entraîner au Père Lachaise.
DALOU, DE CIMETIÈRES EN JARDINS
Les cimetières parisiens servent heureusement de refuges à quelques œuvres majeures de notre artiste engagé. Voir aussi La Liberté sur ses gardes au pied du monument érigé en l’honneur de Charles Floquet, ce républicain qui blessa le général Boulanger en duel.
Le jardin du Luxembourg, pour sa part, recèle plusieurs Dalou. L’étonnant « Cortège ou Triomphe de Silène », que le regard ne peut embrasser qu’en un parcours circulaire, sans parvenir à épuiser jamais l’enchevêtrement ellipsoïdal des corps étagés. Silène, père de Dionysos, vieillard jouisseur monté sur son âne, entraîne le cortège bachique de son rire éternellement recommencé.
De Dalou est aussi l’hommage à Delacroix. Le buste du peintre, souvent reproduit, domine trois figures mythologiques rares. Le Temps, sans âge, chenu mais vigoureux, des bras duquel s’échappe une splendide jeune femme (la Beauté, la Gloire ?) levant les bras vers l’artiste, tandis qu’à ses pieds le Génie des arts (Apollon, Orphée ?) exprime sa joie, prenant les promeneurs à témoin pour la postérité.
Au Luxembourg encore, " la Vérité", un splendide nu contre l'obélisque du monument à Scheurer- Kestner, et la "Justice" à l'opposée.
Admirable républicain, Auguste Scheurer-Kestner, considéré en son temps comme une autorité morale et politique, deviendra un des premiers défenseurs de Dreyfus dès 1897. Alsacien et protestant, il fait partie des hommes politiques de la classe des Clemenceau, des Jaurès, des Blum ; l'hommage de Dalou nous le rappelle.
Gisant de Victor Noir, cette sculpture de Dalou est une oeuvre majeure de la statuaire du XIXe siècle. 1891. Elle renouvelle l'art des "gisants". Cimetière du Père Lachaise. (Photo Lamblard)
DALOU, VICTOR NOIR,
ET BLANQUI
Le 12 janvier 1870, les funérailles de Yvon Salmon, dit Victor Noir, sont suivies à Paris par plus de cent mille personnes, parmi lesquelles Eugène Varlin, Louise Michel... Elles donnent lieu à de violentes manifestations, menées par Auguste Blanqui, contre le régime impérial de Napoléon III.
Moment historique, c’est ici, sur le pavé parisien, en ce 12 janvier 1870, que nos trois héros vont se croiser : Victor Noir, le jeune journaliste assassiné ; Auguste Blanqui, le penseur, polémiste, agitateur révolutionnaire et défenseur héroïque du prolétariat ; et Aimé-Jules Dalou, l’artiste solidaire des Communards.
La répression versaillaise dispersera les militants après la Semaine sanglante, Dalou à Londres, Blanqui de nouveau en prison ; et Noir au cimetière.
Peu de temps après son retour d’exil, Dalou apprend la mort de Blanqui, le 1er janvier 1881. Il reçoit commande d’un monument funéraire.
La dépouille de Victor Noir inhumée hâtivement à Neuilly le 12 janvier 1870, est bientôt transférée au Père Lachaise à peu de distance du sépulcre de Blanqui, et peu de temps après la mort de ce dernier.
Nous n’avons pu reconstituer comment l’idée de choisir Dalou pour la réalisation des deux monuments funéraires destinés à perpétuer le souvenir de ces deux personnalités populaires, Blanqui et Noir, payés par souscriptions nationales, est venue aux commanditaires. Nous ne pouvons qu’admirer après coup l’extraordinaire rencontre, et l’heureuse innovation de l’artiste qui décida de créer deux gisants, en renouvelant le modèle hérité du Moyen Age chrétien.
AUGUSTE BLANQUI, L’ENFERMÉ À VIE
Né à Puget-Théniers près de Nice en février 1805, et mort à Paris le 1er janvier 1881, cet illustre contestataire, sur les 76 ans de sa vie, en passa plus de quarante en prison. « Il paya de 40 ans d’emprisonnement sa fidélité à la cause sacrée de l’émancipation des travailleurs », proclame la plaque apposée contre le socle de sa statue que Maillol inventa pour la ville de Puget-Théniers qui le vit naître.
Blanqui est l’archétype du révolutionnaire du 19e siècle, représentant du communisme utopique. Il lança plusieurs journaux dont « La Patrie en danger » destiné à soutenir Gambetta, et le célèbre « Ni Dieu ni maître » qu’il dirigea jusqu’à sa mort.
Le "Grand paysan" de Dalou. Musée d'Orsay. Bronze pour un monument de 32 mètres de haut, jamais réalisé. (Photo Lamblard)
Fils d’un sous-préfet, Blanqui n’accepta jamais la dérive bourgeoisante des acquis de la Grande révolution. Désirant ardemment l’instauration d’une république égalitaire et sociale, il fut de tous les combats pour la transformation de la société et l’éducation du peuple. Une remarquable biographie de BLANQUI a été publiée en 1897, "L'Enfermé" signée Gustave Geffroy ; elle vient d'être rééditée par les Éditions L'Amourier.
De ses écrits nombreux, émerge le très étrange livre « L’Éternité par les astres » écrit alors qu’il était emprisonné au fort du Taureau en 1870. Étonnante réflexion cosmologique dont Nietzsche s’inspirera, dit-on, pour sa théorie philosophique de l’éternel retour.
« Elle est retrouvée. Quoi ? –l’Éternité. C’est la mer allée, Avec le soleil. » Arthur Rimbaud, dont la présence parmi les insurgés de la Commune pose problème aux biographes, ne paraît-t-il pas, ici, se souvenir d’une lecture de Blanqui prisonnier ?
Qui était ce diable d’homme que les pouvoirs bâillonnaient ?
Des gravures nous montrent un Blanqui vieilli, au faciès hugolien. Et le libéral Alexis de Tocqueville, entre deux appels à la colonisation de l’Algérie et au massacre des indigènes récalcitrants, dresse de lui cet aimable portrait : « Il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, une vieille redingote noire collée sur ses membres grêles et décharnés… »
Blanqui meurt d’épuisement le 1er janvier 1881, après avoir prononcé un dernier discours en clôture d’une réunion à Paris.
Eugène Pottier chantera : « Contre une classe sans entrailles, Luttant pour le peuple sans pain, Il eut vivant, quatre murailles. Mort, quatre planches de sapin. »
Aujourd’hui, le cercueil de sapin est surmonté d’un tombeau au Père Lachaise ; et sur la tombe est couché le gisant de bronze reproduisant ses traits, sublime œuvre de Dalou.
LE GISANT DE BLANQUI
Sous la voûte en chapelle des cyprès verts, au bord de l’allée n°91, repose Auguste Blanqui. Selon la loi de la terre, la mort est venue le prendre à son heure. La dépouille est froide, abandonnée. Le linceul de bronze pèse à peine sur son corps d’homme dénudé. À ses pieds, l’artiste a sculpté une grande couronne de ronces sauvages. Couronne d’épines et de fruits mûrs, de feuilles fraîches et de dards, symboles d’une vie militante.
Blanqui s’est endormi, prêt à rendre à la nature ce qu’elle lui avait prêté. Il s’en retourne d’où il vient, après une vie active dévouée aux idées de progrès social. Le visage aux yeux clos penche vers l’épaule droite. Un bras maigre mais vigoureux glisse hors du suaire, allongé le long du corps, et tend vers l’allée une main entrouverte en attente d’une autre main prête à saisir le relais.
Il repose discret, sans appel aux passants, sans épitaphe, sans requiescat in pace ! Seule, la main droite attend la poignée fraternelle ; ce matin, quelqu’un a glissé deux roses rouges entre les doigts.
Non, il n’attend pas la paix, ni la décomposition ni le néant, mais le relais, ce n’est pas un transi médiéval, c'est un camarade.
LES DEUX GISANTS, OEUVRES DE DALOU Le grand art funéraire des gisants de pierre succède aux sarcophages de l’antiquité. Il apparaît en Occident au XIIe siècle, reproduisant les corps glorieux éternellement jeunes attendant le jour du jugement dernier et la résurrection.
Ci-dessus, à gauche, gisant d'auguste BLANQUI. Cimetière du Père lachaise, 1985. (Photo lamblard).
À partir du XIVe siècle, les gisants sont des chevaliers morts, aux yeux clos, prêts pour la transfiguration. Bientôt apparaîtront les transis décomposés et les squelettes répugnants.
Le gisant d’église disparaît au XVIIe siècle laissant place à des figures plus édifiantes.
Ci-contre, à droite, coup de jeune le dimanche 11 janvier 2015, sur la statue de DALOU place de la Nation. (Photo Le Monde)
L’enjeu pour Dalou, avec ces commandes tumulaires, afin que survive la mémoire de Blanqui et le sacrifice de Noir, était de renouveler l’image ancestrale et religieuse des trépassés.
Le gisant de Blanqui, au corps sculpté par le linge posé sur lui, dont le visage est la reproduction du masque mortuaire fixé par Félix Bracquemond, est bouleversant d'humanité. L’invention de la couronne d’épines aux mûres charnues est une idée subtile. L’apparente simplicité de l’œuvre relève d’une profonde intelligence du sujet et d’une grande maîtrise du bronzier.
À quelques pas du tombeau de Blanqui, protégé par l'ombre des ifs, se dresse le catafalque de Victor Noir. Pour lui aussi, le statuaire choisira de ciseler un gisant de bronze et, ce faisant, il innovera doublement.
LA JEUNESSE FOUDROYÉE DE VICTOR NOIR
Yvon Salmon, de son vrai nom, signait ses articles Victor Noir dans La Marseillaise. Il était âgé de 22 ans.
Ce journal, fondé par le député d’extrême gauche Henri Rochefort, menait un combat violemment anti-bonapartiste.
Le cousin de Napoléon III, s’estimant diffamé provoqua le rédacteur en chef de La Marseillaise en duel.
Ce dernier envoya Victor Noir et Fonvieille, deux amis, au domicile de Pierre Bonaparte, en tant que témoins, pour organiser la rencontre. L’entrevue, entravée de malentendus, se termina par un coup de feu tiré à bout portant par le soi-disant prince corse. Victor Noir est tué sur le coup.
Les funérailles du jeune homme donneront lieu à de violentes manifestations, auxquelles Auguste Blanqui collaborera activement.
Elles sonneront le glas du Second Empire.
LE GISANT DE VICTOR NOIR
Se souviendrait-on encore de Victor Noir s’il n’y avait eu Dalou pour créer le célèbre gisant ?
Grâce à l’artiste, Noir a suivi la cohorte des jeunes morts dont le destin échappe aux faits divers pour entrer dans la légende populaire.
Le journaliste est tombé en pleine jeunesse. Au bord de l'allée, son corps est encore chaud. Vêtu élégamment d’un costume de ville, son chapeau, échappé de sa main droite, a roulé au sol. Il était en visite lorsqu’il fut tué à bout portant. À peine a-t-on déboutonné son habit pour soulager l’agonie, faciliter sa respiration. Ses lèvres tout juste fermées n'ont laissé partir qu'un dernier souffle. Un trou se voit dans l’échancrure du gilet. Les yeux sont clos.
Jules Vallès a laissé une saisisante description du cadavre dans "L'Insurgé" publié en 1882.
Dalou a su rendre la souplesse du corps soudain privé de vie, un corps encore plein de force, au beau visage calme, le cou musculeux. Un être débordant de vigueur endormi au soleil. Un dormant.
Il repose comme le chevalier de la Chanson de Roland, sans rien de morbide, « Sur l’herbe verte gentiment couché », on croirait voir ses frères se presser à son entour. Ils ont nom Olivier, Barra, Maurice Audin, Jan Palach, Pierre Overnay, et le petit tambour d’Arcole.
Cette sculpture est un instantané photographique figé dans le bronze, elle trouble et émeut, elle est puissante, elle rayonne d’intensité ; mais hélas, ce chef-d'oeuvre est à portée de main.
AÎTRES Où NE PAS ÊTRE...
D’autres gisants signés par de grands noms de la sculpture se rencontrent dans les allées des cimetières ou sous les porches des sanctuaires, souvenirs de Baudin, de Godefroy Cavaignac ; aucun n’a recueilli l’attention des visiteurs comme celui de Dalou.
Porté par on ne sait quelles forces obscures venues du fond des âges qui circulent d’Éros à Thanatos, nées de la mort froide aspirant à l’érotisme fécondateur, un culte tactile apparaît parfois choisissant une figure inerte pour reposoir. Ce culte populaire, ça et là, on ne sait quand, jette son dévolu sur un support, à l’insu des ordonnateurs et des décideurs. C’est parfois une châsse comme celle de sainte Geneviève à Saint-Etienne-du-Mont, ou bien le pied de Montaigne, face à la Sorbonne rue des Écoles, qui attirent le rite profane d’onction propitiatoire.
On en relève les stigmates, un peu partout dans le monde, révélant les fantasmes des passants.
À croire que la raison vraie de la présence du perizonium d’airain posé sur les pudenda du « Christ Ressuscité » de Michel-Ange à Rome (Santa Maria Sopra Minerva), n’est autre que la nécessité d’éloigner de tels attouchements du fragile marbre.
Le gisant de Victor Noir est visité ainsi, et la patine du bronze souffre ce culte étrange et ambigu. Que les anges du ciel descendent à lui…
Laissons les morts caresser les morts, et redécouvrons les œuvres du sculpteur Dalou où affleure le rêve utopique d’un réenchantement du monde.
(L'étude complète sur Dalou est publiée dans la revue "Europe" de mars 2006)
Buste représentant Dalou, sculpté par Rodin. Musée d'Orsay.
Dalou est mort à Paris le 15 avril 1902.Ses obsèques furent selon sa volonté sans fastes, mais un grand cortège populaire se forma spontanément. Il est enterré au cimetière du Montparnasse.
JML
Bibliographie :
- EUROPE, revue littéraire, mars 2006, n°923. "Des gisants et des morts", pages 329 à 337, Dalou sculpteur
Ci-contre, le "Génie de la Liberté", lequel conduit deux lions attelés au char de la République. Place de la Nation, Paris. (Photo Lyèce Boukhitine).
Aimé-Jules DALOU, du nouveau ! (annexe)
Ecrivant les lignes qui précèdent, nous étions dans l’air du temps puisque notre petite voix se trouva bientôt englobée dans un ensemble harmonieux d’évocations et de louanges de cet artiste révolutionnaire. Notre « lettre » au sujet de Dalou reçut de nombreux échos favorables et s’enrichit de compléments d’informations dont vous trouverez ci-dessous un résumé. Des sites Internet se sont ouverts. Enfin, les salles rénovées du Petit Palais à Paris exposent de nouveau leur collection d’oeuvres de Dalou.
Le numéro de la revue littéraire EUROPE, consacrée à Franz Kafka pour le dossier principal, contient une chronique d’une dizaine de pages sur Aimé-Jules Dalou, et page 334 une photo du gisant de Blanqui :
EUROPE, mars 2006, n°923. 4, rue Marie-Rose. 75014 Paris. 01 43 21 09 54. http://www.europe-revue.info/
"Cortège de Silène", détail, 1885. Jardin du Luxembourg. (Photo Lamblard)
Témoignages : Pierre Desclos, petit-fils du sculpteur Alexis ANDRÉ (1858-1935), nous a adressé des extraits d’un cahier de souvenirs inédit de son grand-père qui connaissait Dalou :
Le sculpteur Alexis ANDRÉ se souvenait qu’étant enfant et résidant à Montrouge, la guerre de 1870 bouleversa sa famille et sa vie. Le 4 octobre 1870, les soldats en débâcle longeaient le mur de sa maison en fuyant vers Paris.
L’hiver qui suivit fut terrible. L’armée prussienne bombardait la capitale, Montrouge souffrait de famine et les morts s’amoncelaient. Enfin, les habitants apprirent que l’Armistice venait d’être signé. Hélas, en mars 1871, le bruit du canon tonna de nouveau et les fusillades reprirent.
Versaillais d’un côté, Communards de l’autre, les Français s’entretuaient dans des combats acharnés au corps à corps.
L’enfant de Montrouge voit les Versaillais investir sa maison et saisir son père pour l’exécuter, afin de terroriser les villageois et les détourner des Communards. Les supplications de la mère aux pieds du commandant de la Garde sauvèrent le malheureux otage de la mort. Le petit Alexis n’oublia jamais ces scènes d’horreur et, à la fin de sa vie d’artiste, nota sur un cahier ses souvenirs. Ce sont ces mémoires que nous adresse son petit-fils. C’est l’écho des journées sanglantes de la Commune de Paris parvenant jusqu’à Montrouge sur une population terrorisée :
<< Un soir, nous étions à table, quand on sonna à notre porte. Nous vîmes entrer trois personnes : un homme, une femme et une toute jeune fille paraissant en mauvaise santé. L’homme s’adressant à mon père demanda si Mr Gergonne, sculpteur, notre voisin, était là ?
“Je suis le statuaire DALOU. Les personnes qui m’accompagnent sont ma femme et ma fille, nous venons chercher un abri en attendant que nous puissions franchir les lignes des Versaillais afin d’embarquer et nous réfugier en Angleterre.”
Dalou raconta qu’il avait occupé un très haut poste dans le Gouvernement de la Commune, grâce auquel il avait pu sauver le Musée du Louvre de l’incendie. Poursuivi et condamné à mort par les Versaillais, il avait pu se procurer un passeport comme courtier en drap allant traiter des affaires en Angleterre. En l’absence de son ami, il venait nous demander “asile” en attendant le moment propice de sortir du Département de la Seine qui avait été mis sous haute surveillance par les Versaillais.
J’eus donc le loisir de voir la famille de l'artiste pendant son séjour chez nous. Madame DALOU était une femme énergique. Elle discutait avec vigueur sur les événements politiques de l’heure et, quand elle arrivait au point culminant de sa péroraison passionnée, elle sortait deux revolvers des poches de sa robe en les braquant droit devant elle en s’écriant “S’ils nous arrêtent, je les tuerai et nous passerons.”
Le moment venu ils franchirent la ligne. Nous apprîmes qu’ils étaient arrivés sains et saufs en Angleterre.
Voici les circonstances historiques de ma première rencontre avec ce grand artiste que fut Jules DALOU.
Par ses lettres envoyées d’exil à son ami Gergonne, à son fils et à moi-même, j’ai retenu certains faits curieux de son existence pendant son séjour à Londres que je crois méconnus de ses biographes.
Les débuts de sa vie d’exilé ne furent pas faciles. Il se trouva dans le dénuement le plus complet et dut recourir, pour faire vivre sa famille, à son deuxième métier : naturaliste.
Il en vivait médiocrement, cependant bien résolu à ne plus pratiquer la sculpture.
Triste reconversion après avoir eut la chance d’échapper aux filets des Versaillais. Il est vrai que même à Londres, son titre de “Communard” n’était pas une recommandation favorable. DALOU a montré durant cette difficile période de sa vie un prodigieux courage et une force de caractère qui étonnèrent toujours son entourage.
Mais un jour, il eut, dans le petit logement qu’il occupait avec sa famille, la visite d’un architecte qui l’avait rencontré chez un décorateur nommé Legrain. Cet architecte venait lui commander trois esquisses en vue d’un travail important. Il fut d’abord impossible de lui faire accepter cette commande. Lâcher la proie pour l’ombre.... si grande qu’elle soit, et se retrouver encore face aux aléas de la sculpture, avec son cortège de tribulations. DALOU restait sourd aux offres de l’architecte. Mais la persévérance du solliciteur triompha. Il déposa, avant son départ, dans l’éventualité d’un accord, une enveloppe contenant trois cents francs. Madame DALOU encouragea son mari à reprendre la sculpture, constatant combien il souffrait en silence de l’avoir abandonnée.
L’architecte revint une semaine plus tard, il trouva les trois esquisses réalisées.
Le résultat dépassait ses espérances. La commande définitive lui fut donnée. DALOU abandonna son métier de naturaliste et retrouva sa chère sculpture où son talent put enfin s’épanouir.
Un jour, dans une rue de Londres, poussant péniblement une voiture à bras sur laquelle il transportait son magnifique groupe “Les Paysannes de Windsor” destiné à l’Exposition Royale, il fut interpellé par une personne qui lui demanda “qui était l’auteur de cette œuvre qu’il transportait ?”. DALOU se présenta. Le Monsieur marqua son étonnement en regardant ce grand artiste dont la tenue ne payait pas de mine. Après quelques hésitations, il lui tendit sa carte en lui exprimant son désir qu’il passât chez lui. DALOU prit connaissance de la carte. Il s’agissait du Baron de Rothschild. Ce fut pour DALOU un coup de baguette magique.
La chance venait enfin à lui sous la forme de commandes : Statue de la fille du Baron, Paysanne allaitant son enfant, Groupe de paysannes en prière. Cette dernière œuvre a été reproduite et présentée dans les plus grands magasins de Londres.
Enfin son succès traversa la Manche et nous entendîmes parler de lui.
Il présenta des oeuvres au Salon des Artistes Français, entre autres : “Daphnis et Chloé” qui scandalisa l’Institut, un “Petit Baigneur remettant ses chaussettes”, une étude de “ Nu ” d’une grâce infinie et sa “Couseuse” pour laquelle sa femme avait posé. Cette œuvre lui valut une 3e Médaille.
Il devint ensuite Professeur à l’Académie Royale...>>
Tout le cahier d’Alexis ANDRÉ mériterait d’être cité, vous pouvez le trouver dans le site de son petit-fils Pierre DESCLOS :
http://franceweb.fr/desclos/andre/
Toutefois, je ne résiste pas à recopier ces dernières lignes du cahier, elles datent de juillet 1927 :
<< L’Atelier de Jules DALOU,sculpteur (1836-1902)
(Situé Rue de Monttessuy, PARIS -7ème)
<< L’atelier de Jules DALOU, à l’époque où se situe ce souvenir, était installé dans un vaste hangar tout en bois, d’une hauteur prodigieuse. Ses murs étaient recouverts d’une grosse toile que le vent détachait de la paroi en la faisant claquer comme une immense voile.
Le bruit faisait fuir des bandes de “pierrots” à travers cette montagne d’échafaudages que l’on apercevait dès l’entrée.
Deux cloches de fonte d’une grandeur démesurée, comme je n’en ai jamais vu d’aussi importantes depuis, chauffaient ce local gigantesque. Un homme était spécialement chargé de remplir ces deux énormes cratères de fonte en transportant, depuis une montagne de charbon, les quantités nécessaires au chauffage de l’atelier, muni d’une longue pelle, je le voyais remplir sans arrêt ces gouffres jamais assouvis.
En avançant à travers les échafaudages, je pus voir l’œuvre sur laquelle Jules DALOU travaillait “Le Triomphe de la République” émergeant, telle qu’on la voit en bronze, place de la Nation.
Ci-dessus, le Triomphe de la République, en 2013, place de la Nation, Paris. (Photo Lyèce Boukhitine).
Le groupe principal était placé sur une plaque tournante, comme le sont les locomotives dans leur dépôt. Partaient de ce plateau central des voies étroites de chemin de fer sur lesquelles cheminaient des wagons transportant les statues qui devaient faire cortège au groupe principal. Grâce à cet ingénieux système, on pouvait détacher tous les sujets que l’on voulait, éloigner ou rapprocher à volonté à l’aide de ce jeu de voies ferrées. Ainsi se promenaient, à travers l’atelier, des statues d’hommes, de femmes et de lions qui devaient entourer le groupe principal. Spectacle des plus curieux que de voir ces volumineuses statues se déplacer à la demande du Maître, afin qu’il puisse juger de l’effet d’ensemble au fur et à mesure de l’avancement de son œuvre. Il faut avouer qu’il y avait de quoi frapper l’imagination devant un pareil amoncellement de terre glaise enchevêtrée, d’échafaudages, d’escaliers s’élevant jusqu’au sommet de la tête de la République et des principaux de sujets de cet ensemble de sculptures.
Je restais figé d’étonnement devant cette gigantesque ébauche, n’en croyant pas mes yeux. Mais je n’étais pas encore au bout de ma surprise, quand me retournant sur la droite de l’atelier, je vis une foule d’œuvres en cours d’exécution : ébauches de statues, de groupes, de bustes, de bas-reliefs, son groupe “ Cortège de Silène ”, “le Tombeau de BLANQUI” et autres œuvres recouvertes de linges.
J’étais devant l’œuvre titanesque de ce grand artiste qui, de sa main nerveuse, conduisait seul cette réalisation. De ma vie, je n’ai jamais eu pareille vision aussi imposante à l’esprit et jamais je ne me suis senti aussi petit.
Jules DALOU était installé tout en haut d’un échafaudage.
Simon, son metteur au point, mis ses mains en porte-voix et cria « Monsieur DALOU ». Je le vis alors se détacher de la tête de la République où il travaillait et descendre jusqu'à moi.
Quelque temps après ma visite, j’ai demandé à Simon comment DALOU avait pu résister à un pareil surmenage, car il ne prenait d’aide de personne, tout lui passait par les mains, depuis la maquette jusqu'à la décoration finale. Simon me répondit : « Je l’ai ramassé bien des fois sur son échafaudage, évanoui, perdant son sang d‘hémorragies nasales occasionnées par une profonde fatigue.»
A droite, buste de Georgette, la fille unique de Dalou, Musée d'Orsay.
Nous remercions Pierre et Frédéric Desclos de nous avoir confié ce document hérité de leur ancêtre Alexis ANDRÉ, artiste sculpteur.
Jean-Marie LAMBLARD.
Sur notre site, une note raconte les mésaventures des sculptures de Dalou, exécutées pour le monument de Sidi-Brahim d'Oran, aujourd'hui exilées en Gironde : Cliquer.