LE POÈME "MIREILLE" DE FRÉDÉRIC MISTRAL
Douze chants comme l'Énéide... Plus de 6200 vers. Mireille, ou plus justement "Mireio", est un hymne à l'amour. C'est le drame de la passion adolescente où s'inscrivent deux héros, un couple désormais entré dans la légende, inscrit au panthéon des couples immortels inventés par les poètes ; Roméo et Juliette, Tristan et Iseult... Viennent à leur suite Mireille et Vincent.
Ce poème est également une épopée comme le génie français n'en produit que rarement.
"Mirèio" est un monument élevé à une langue et à son peuple, la langue romane d'Oc, inséré dans un programme politique tributaire de l'idéal républicain d'indépendance et de liberté, sur les lancées de 1789 qui animaient l'Europe du XIXe siècle.
Mirèio est la première œuvre importante d'un auteur prodige : Frédéric Mistral. Le jeune homme n'a guère plus de vingt ans lorsqu'il entreprend la rédaction du poème. Lorsqu'il ira sur ses vingt-huit ans, les douze chants seront achevés.
Au début de 1859, l'ouvrage est imprimé, lu, et célébré par les gloires littéraires du moment.
C'est à Paris que Mireille est reçue en un premier temps, malgré l'obstacle de la langue originale. Dans l'Avignon, où Frédéric Mistral a découvert sa vocation, et où le livre est imprimé, la toute-puissante confrérie catholique qui règne sur les opinions et les esprits met le poème à l'Index. Du haut de la chaire et dans la Revue des Bibliothèques paroissiales, les prédicateurs soulignent la "perversité" de l'intrigue, l'immoralité de certains passages exaltant la mésalliance et la désobéissance au père.
Le poète novice n'eut d'autres recours que d'aller sonner chez Lamartine, à Paris, dont la lucidité demeurait assez grande pour deviner chez le jeune provincial un créateur de sa propre trempe.
Ci-dessus, à gauche, Frédéric Mistral à 34 ans, Photo d'Etienne Carjat 1864.
Ci-dessous, Suite : "Les amours de Mireille et Vincent" :
Lamartine reçoit le jeune Mistral :
En matière de cœurs déchirés, l'auteur de Jocelyn était un maître. Il eut aussi du talent pour laisser croire aux salons parisiens que lui-même, en son Olympe (et en vertu de son enfance en Mâconnais où se parlait encore l'arpitan, ancienne langue du groupe gallo-roman proche de l'occitan), pouvait entendre le poème dans sa langue d'origine sans le secours d'un truchement.
En vérité, Lamartine n'entendit bien la musique des vers que de la bouche même de l'auteur lors d'une première lecture. Ensuite, il lut, et relut, Mireille dans la traduction française rédigée par Mistral lui-même ; traduction obligatoirement placée en regard de toutes les éditions depuis lors. C'est cette traduction admirablement française que l'opéra popularisa, hélas, en l'édulcorant.
L'obstacle de la langue est bien réel ; il l'était déjà lors de la parution du volume en 1859. Et comment aurait-il pu en être autrement.
Aujourd'hui, les crispations régionalistes atténuées, et la langue provençale ne cessant de régresser en nombre de locuteurs, les oreilles françaises deviennent peut-être plus accueillantes aux "patois", et susceptibles d'écouter cette composition magistrale à l'égal des autres chefs-d'œuvre "barbares" de l'humanité... Mais n'est-il pas trop tard pour découvrir Frédéric Mistral ?
Crayon de Ernest Hébert, 25 mars 1864. Frédéric Mistral à 34 ans. Le poète est adulé dans l'Europe entière.
En 1859, le Romantisme dominait encore la création littéraire qui redonnait à la poésie le droit de siéger en politique.
Admirable Alphonse de Lamartine, dont les idées républicaines portèrent le poète et le tribun à la députation en 1848, puis au Gouvernement ensuite. Lamartine professait le "romantisme du peuple". Les douze chants de Mireille arrivait opportunément sur le bureau du vénérable vieillard. Le grand homme salua en Frédéric Mistral la naissance d'un poète épique continuateur de l'antique "civilisation méditerranéenne". Il lui consacra, comme l'on sait, le célèbre "40e Entretien de littérature".
Une oeuvre monumentale
Le succès de Mireille fut prodigieux, national, et rapidement international grâce à des traductions en allemand, suédois, japonais, italien, etc.
La Provence ne pouvait rester insensible à tant de gloire accordée à l'un de ses enfants. Elle acheta le livre et le plaça sur l'étagère ; mais elle fit un triomphe à l'opéra.
Le nom de Mireille (qui n'existait pas en tant que prénom usuel avant Mistral) commença d'être attribué aux enfants lors du baptême. La première qui le reçut, Mireille Roumieux, naquit à Beaucaire le 8 septembre 1861 ; l'État civil, et le prêtre, se montrèrent très réticents devant ce nom qu'aucune sainte jamais ne porta, (il se réfère aux fabuleuses Sept merveilles du monde).
Les Provençaux ont-ils lu le poème ? Ou attendirent-ils que l'oeuvre soit portée à la scène par Gounod ?
L'Académie du Nobel confirmera la célébrité de Frédéric Mistral en lui attribuant le prix Nobel de littérature en 1904, couronnant ainsi un homme qui voue sa vie à une idée : « Le relèvement et le développement des intérêts spirituels de son pays natal, sa langue, et sa littérature, et sut par l'influx et la flamme de la divine poésie évoquer la figure éternelle de la Provence. »
Il est vrai qu'en Frédéric Mistral le poète éclipse tout et fait oublier les autres facettes de son génie : le lexicographe n'est pas sans importance, son Trésor du Félibrige, ou dictionnaire provençal-français, embrassant les divers dialectes de la langue d'Oc moderne, achevé en 1878, est effectivement un trésor d'érudition.
Mistral a également fondé en Arles le premier musée régionaliste de France, dirigé un journal, etc. Et composé d'autres chefs-d'œuvre, jusqu'au "Poème du Rhône" qui achève son grand oeuvre.
L'enregistrement CD par le Corou de Berra, consacré à « Miréio » vient d'être réédité, produit par Buda-Musique : www.budamusique.com Ce disque restitue la pureté de la langue mistralienne accompagnée par l'admirable musique de Patrice Conte.
Une jeunesse républicaine
Né le 8 septembre 1830, à Maillane, petit village tenant le milieu de cette riche plaine maraîchère entre Avignon et les Alpilles, Frédéric Mistral est un enfant de "ménagers" (de riches propriétaires terriens), comme on disait avec respect. Sa famille représentait cette aristocratie de la terre, issue de la Révolution, occupant le rang social entre les paysans manouvriers et les bourgeois.
Ci-dessus, à gauche, Avignon, le pont Saint-Bénézet, à l'époque de Fréderic Mistral, au loin la chartreuse de Villeneuve. Tous ces lieux ont inspiré le poète.
Enfant de la terre, ô combien, mais point fruste campagnard. Le petit Frédéric, enfant d'un second mariage, dernier-né du maître de maison, est placé très tôt en pension, et reçoit la meilleure formation classique accessible en ce milieu du XIXe siècle provençal. À vingt et un ans, il reviendra d'Aix-en-Provence muni d'une licence de droit. L'aisance de ses parents, et l'intelligente tendresse du père lui permettront dorénavant de se consacrer à sa vocation de cultivateur de mots.
C'est que le jeune Frédéric est un intellectuel précoce. À 14 ans, l'élève traduit, dans la langue de son enfance, le latin du "Psaume de la Pénitence" pendant les Vêpres dans l'église Saint-Symphorien d'Avignon, ce qui lui vaut d'être repéré par Joseph Roumanille, écrivain local. Plongé dans un milieu avignonnais en pleine effervescence littéraire, le jeune garçon découvre sa propre vocation.
La Révolution de 1848 l'enthousiasme, il publie ses premières rimes dans des journaux, en français bien évidemment, à la gloire de la République et de la Liberté.
1848, c'est l'élan des nationalités, les révoltes populaires, le suffrage universel, l'instruction primaire du peuple. C'est la traduction politique du Romantisme… 1848, c'est le printemps des peuples !
Frédéric danse la Carmagnole autour de l'arbre de la Liberté avec toute la jeunesse "rouge" du canton. On a retrouvé dans la revue vauclusienne Le Coq quelques chants guerriers composés par le jeune Mistral à cette époque, le « Chant du peuple », et « Comment on devient libre ! » où il clame :
<< Guerre éternelle entre nous et les rois ! Ah, trop longtemps ces vampires immondes / Qui s'engraissaient du sang des malheureux, / Ont infecté les peuples des deux mondes / De leur contact impur et dangereux… »
Et encore : « Le peuple a triomphé, mûri par la souffrance / Et par l'austère pauvreté, / Et de ton sang, ô belle France, / De ton sang généreux jaillit la Liberté ! >>
Voilà qui augure mal d'un avenir littéraire dans la cité des papes où la “ séquelle dévote ” fait les réputations et contrôle les destinées.
Élan des nationalités, disions-nous, et renaissance ethnique. Ces premières décennies du XIXe siècle voient ressurgir le passé linguistique et politique des régions méridionales. De nombreux poètes ouvriers sont fêtés. On publie les Troubadours. On retrouve le "Gai-Savoir". En Avignon, une école littéraire se forme autour de Roumanille. Bientôt, Frédéric Mistral en deviendra l'âme et le flambeau. Son grand poème, Mirèio, publié en 1859, offrira à la cause provençale son premier chef-d'œuvre brûlant d'enthousiasme révolutionnaire.
Ci-contre, à droite, buste de Mireille ornant le tombeau du poète. Oeuvre du sculpteur Brouchier. (Photo Lamblard).
Encore fallait-il échapper à l'étouffement provincial. C'est ici qu'une nouvelle avancée des forces de progrès apportera son secours : le chemin de fer ! Mistral prend le train et monte à Paris. Il en redescendra la tête couverte de lauriers, désormais intouchable, hors de portée des attaques de royalistes et de cagots. Définitivement fixé à Maillane, l'auteur consacrera sa vie à son unique pensée :
<< Dieu m'a fait naître aux champs, et me tient là pour ne m'occuper que de la chose qui est mon rôle en cette vie, je veux dire la réhabilitation de la langue rustique et sa restauration, poésie, dictionnaire, publications diverses, et je m'en donne à cœur joie. >> (Lettre du 25 octobre 1861 à Bonaparte-Wise).
La rançon de la gloire
En 1864, l'opéra en cinq actes de Charles Gounod sera créé à Paris sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré. Les librettistes, bien médiocres, se sont inspirés de la traduction française du poème, n'en conservant que l'anecdote et l'aspect chrétien du drame. L'œuvre musicale est connue, trop connue hélas. Depuis, lorsqu'on parle de Mireille, c'est à l'opéra que l'on se réfère bien souvent. Mais ceci est une autre histoire qui nous entraîne loin du poème mistralien.
Passé la quarantaine, Frédéric Mistral ne dansera plus la Carmagnole. Ses idées lamartiniennes resteront quelque part au fond de son cœur, mais il montrera un agnosticisme politique propre à rassurer les ennemis d'hier et à rassembler les Provençaux autour de son projet fédéraliste.
Observés de sa thébaïde, les événements parisiens de la Commune l'effrayeront comme ils effraieront les provinces où l'on confondra les "pétroleuses" avec les Furies.
Mistral mourut, couvert de gloire, le 25 mars 1914 à Maillane.
Ci-contre à gauche, Le "Maître", et son chien favori "Pan Perdu", posent pour la postérité.
L'HISTOIRE DE MIREIO/MIREILLE
La scène est devant le Mas des Micocoules, une ferme cossue en bordure de la Crau fertile, au riche Pays d'Arles. Nous sommes en 1840-1845. C'est le printemps ; la journée s'achève. Sur le chemin, après avoir marché toute la journée, deux colporteurs, artisans saisonniers, arrivent en vue du mas. Maître Ambroise et son fils Vincent sont des réparateurs de paniers. Le poème à l'origine devait s'appeler "Lou Panieraire".
Ils arrivent de Vallabrègues en Languedoc (et non de Provence !...).
Petit hameau des bords du Rhône, proche de Beaucaire, Vallabrègues ne jouit pas d'une grande réputation, c'est le village des coupeurs d'osier, des moins que rien, quoi.
Ces gens de l'osier, caste inférieure de Vallabrègues, sont des "boumians" (des bohémiens), aujourd'hui nous dirions des Roms ; en ce temps-là chaque canton a ses exclus, sa main-d'oeuvre bon marché. Mais on les connaît, on les accueille, on leur donne du travail. Dans les mas, ils trouvent une botte de paille pour dormir, le boire et le manger, du moment qu'ils savent rester à leur place.
Dans le monde clos et bien organisé des grosses fermes isolées de la Crau, ce sont les travailleurs itinérants, les nomades saisonniers qui apportent aussi les nouvelles de l'extérieur, ce sont eux qui racontent les aventures de l'ailleurs aux sédentaires.
Frédéric Mistral a placé ici, en préambule de son épopée, une figure masculine essentielle : Vincent, son jeune héros : un va-nu-pieds qui porte tous les espoirs du monde. Vincent n'a pas encore seize ans, il est à l'aube de sa vie et recèle en son âme toutes les richesses de l'homme, à commencer par la parole, le verbe, l'art du récit. En outre, certes, il est beau avec sa jeunesse, son teint hâlé, sa taille précoce, et son bonnet rouge des Méditerranéens, mais c'est par la parole qu'il rayonne, il raconte. Il est le poète dans sa splendeur.
En arrivant vers cet ombilic, le mas où tout converge, vers la ruche où s'active un essaim de travailleurs, Vincent rencontre Mireille, la fille unique du propriétaire du domaine. La jeune reine à peine éclose (elle a quinze ans) et déjà demoiselle, connaît le vannier Vincent. C'est la fille de la terre, dont elle représente la pérennité en tant que future héritière de maître Ramon ; Mistral nous dépeint l'adolescente dans toute la pureté de ses premiers émois. Mireille entend à la veillée, en cette soirée de printemps, les récits de Vincent comme jamais encore elle n'en a écouté, et son cœur est conquis; « Ô mère, je passerai mes veillées et ma vie à l'entendre ! », dit-elle.
L'audace du poète est d'exalter la toute puissance de l'amour naissant, et d'en placer l'aveu dans la bouche même de Mireille en un temps où les jeunes filles n'ont voix en aucun chapitre. Dans la mentalité provençale du XIXe siècle, c'est proprement scandaleux. Dès le premier chant, le drame se met en place et s'incarne dans la passion naissante de la riche héritière pour son Vincent de rien du tout.
C'est cette nuit-là que le garçon va décrire le sanctuaire des Saintes-Maries-de-la-Mer où l'infortunée ira bientôt chercher un appui céleste afin de sauver son amour contrarié. Il évoquera également l'infinitude de la Crau dans laquelle Mireille rencontrera la mort sous l'implacable soleil.
Le terme de la fuite sera les "Saintes de la Mer", où vont déjà en pèlerinage les Gitans.
La Crau caillouteuse, l'immense Crau où Mireille sera frappée d'insolation. La fille de la terre tuée par le soleil en se rendant au bord de la mer. (Photo Lamblard). ( Le monde des bergers de la Crau est le théâtre du drame ; ce monde des bergers est raconté dans le roman "L'Uiard".)
Mireille est un hymne à l'amour absolu, un poème enchâssé dans une immense fresque de la Provence rurale rhodanienne. C'est le drame de la mésalliance archaïque, la dénonciation de l'injustice sociale portée par un chant aux accents universels, une voix encore imprégnée des utopies révolutionnaires quarante-huitardes.
La jeune fille paiera de sa vie la transgression suprême du monde paysan, la négation de la propriété du sol. Elle tombera frappée par le Soleil pour avoir placé l'amour humain au-dessus du rang social et de la fortune. Ces un chant funèbre, Miréio meurt vierge, la terre sera désormais stérile, et Vincent disparaîtra accablé de douleur.
Pour Frédéric Mistral, l'enthousiasme subversif de 1848 est sans postérité ; et lui-même mourra sans enfant.
Ci-dessous, à gauche, la "Bonne-Mère" des Martigues au beau visage méditerranéen. Chaque ville côtière a sa Vierge protectrice que les errants et les marins chargent d'ex-voto. (Photo Lamblard).
Réédition :
- CD : « Corou de Berra chante MIREIO », Poème musical d’après Frédéric Mistral. Musique de Patrice Conte. Texte original dit en provençal par Jean-Marie Lamblard. CD accompagné d'un livret de 32 pages.
Oratorio "Mireio", disponible chez BUDA-MUSIQUE, 188 Bd. Voltaire, Paris 11e.