I - Aux symboles, citoyens !
Avez-vous dansé un 14 juillet, place de la République ? La ville de Paris soigne son patrimoine ; la statue de fonte bronzée est débarbouillée, tandis que le socle restauré paraît neuf.
Le monument des frères Léopold et Charles Morice affiche ses symboles républicains en souveraine urbanité.
Choisi en 1879 pour le centenaire de la Grande Révolution, ce monument fut inauguré le 14 juillet 1883, comme tous les Parisiens le savent.
La déesse Liberté, couronnant la statue de la République à Paris, arborant sa nouvelle patine (Archives 2006). Sculpture des frères Morice. (Ph. Lamblard).
Le piédestal supporte trois femmes de pierre blanche accompagnées d’enfants, les trois Grâces, figuration de la Liberté, l’Égalité, et la Fraternité. À chaque manifestation populaire, ces allégories accueillent les Enfants du Paradis dans leurs bras... Des ornements exaltent aussi la ville de Paris, la paix et le travail. Le socle inférieur expose une série de douze bas-reliefs de bronze, de bonne facture qui racontent les événements majeurs de la République.
Un énorme lion garde l’ensemble, fièrement campé : c’est le Peuple masculin appelé au suffrage universel. Le lion symbole de domination, (hier traditionnel emblème des monarchies), pose ici en démocrate macho.
Du haut de ses 23 mètres, une splendide femme domine la place. Incarnation de la République, elle brandit un rameau d’olivier et s’appuie sur le droit écrit, les Droits de l’homme et du citoyen.
Ce n’est pas une idole mais une allégorie, c'est la "Mère" du peuple, la Terre-Mère.
À droite, le lion au pied de la statue, place de la République, un jour d'épaules nues et d'émancipation... (Photo Lamblard)
L’Etat français républicain aimerait-il se présenter en femme ? Pour un peuple qui ne donnera le droit de vote à sa moitié féminine qu’un siècle et demi après son avènement démocratique, ceci est singulier.
En réalité, cette statue sensé représenter la République est la personnification de la déesse Liberté ; la seule divinité que l’on ne peut adorer que debout chante le poète.
Monument d’allégories, pyramide de signes, cette statue commémorative n’est certainement pas une œuvre d’art selon le goût actuel, elle est cependant un chef-d’œuvre symbolique et, en ce sens, un document culturel du plus haut intérêt.
Les images symboliques sont des marqueurs de civilisation.
Savoir lire ces images c’est participer de la communauté d’esprit qui nous précède sur cet obscur sentier, dont le terme échappe à l’individu, mais qui progresse et lentement s’élève. Ici aussi tout ce qui monte converge.
Feux de guet, les symboles balisent et rassurent, ils tirent vers l’avant.
Oeuvre de Auguste Dumont, le Génie de la Liberté est placé au sommet de la colonne de Juillet, place de la Bastille. En 1830, la femme Liberté n'était plus de saison, ni le bonnet rouge d'ailleurs. Les emblèmes se devaient désormais d'être masculins et ils le seront...
(Photo Lamblard)
Suite ci-dessous :
II - Symboles Républicains sans frontières.
Ce bronze qui domine la place de la République n’est pas l'image d’une jeune fille ni d’une vierge. C’est la femme accomplie, robuste et prolifique. Elle vient de loin. Ici, elle proclame la grandeur et la pérennité de 1789, mais son âge est immémorial. Ses attributs n’ont pas de terroir, elle est d’ailleurs, apatride et métissée, sans racine.
Elle est partout chez elle, là où des hommes lèvent le front pour rêver à des lendemains heureux.
En plein Paris, ce reposoir laïque s’annonce par un gigantesque lion marchant. De tels fauves ont-ils jamais hanté les rives de la Seine ? De mémoire d’homme nous ne les vîmes qu’encagés. Cet animal est exotique. Il n’est là qu’en tant que roi des animaux, ainsi que les grandes civilisations orientales le célébraient. Il est arrivé en filigrane, gravé sur les ornements de cavaliers migrateurs, il suivait les conquérants. Le lion régnait dans les contes venus de Perse, il servait d'exemple dans les récits accompagnant les Écritures. Il fut offert en cadeau d’ambassade aux monarques carolingiens et capétiens.
Les "Enfants du Paradis" dans les bras de Marianne. La République-Liberté des frères Morice, place de la République à Paris, inaugurée le 14 juillet 1883, accueille, à chaque effondrement de preuves, la jeunesse qui proteste. (Photo Lamblard).
D’être immigré en terre gauloise frisquette n’a jamais empêché le lion d’incarner la grandeur. Ceci est apaisant. Le symbole ignore la frontière, il se moque du droit du sol.
Au sommet du monument culmine un bras levé qui brandit un rameau d’olivier. L’olivier non plus n’est pas très parisien et personne ne s’en est offusqué puisque nous sommes dans le symbolique. Si l’olivier survit quelques temps sous le climat d’Ile-de-France, il peine à mûrir ses olives. Dans quelques années peut-être, avec le changement climatique que l’on nous annonce, aurons-nous de l’huile francilienne d’appellation contrôlée…
Et tout en haut de la statue, sur la tête de la déesse, le bonnet phrygien, le bonnet rouge de la liberté. Venu des rives de l’actuelle Turquie, ce couvre-chef fut adopté à Rome dans les temps anciens pour symboliser la liberté, conquise ou recouvrée, lorsque le maître émancipait son esclave.
Le bonnet phrygien est l’emblème principal de la République française depuis que le 22 septembre 1792 l’abbé Grégoire fit adopter par la Convention le nouveau sceau de l’Etat « Une figure de la Liberté, c’est-à-dire une femme avec un bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté ».
Ce sera cette coiffe que les despotes successifs, qui mirent à mal la République, s’empresseront de supprimer dès leur prise de pouvoir ; quant ils ne supprimèrent pas tout simplement l'image de la femme Liberté pour mettre à sa place leur viril portrait.
Le dernier en date fut Pétain en 1940, vieillard si vénérable sur les timbres-poste dont on pouvait lécher l'envers.
La Liberté, déesse symbolisée par une femme, n’a pas été inventée par les hommes de 1789 ni de 1793. Les révolutionnaires allèrent puiser au grand réservoir mythologique conservé dans la culture gréco-romaine, dont la source principale surgit voici des millénaires au Moyen-Orient.
La déesse Liberté qu’honoraient les Romains était souvent accompagnée d’un chat qui lui servait d’attribut ; le chat, ennemi de la contrainte, n’a pas suivi sa maîtresse dans son voyage.
Un des 12 bas-reliefs : "la prise de la Bastille", place de la République. 1889. (Photo Lamblard)
La monarchie défunte, héritière des Francs, se donnait aussi des origines allogènes en faisant remonter son arbre généalogique chez les Troyens, c’est-à-dire dans cette région d’Anatolie d’où était également parti Énée, le fondateur mythique de Rome…
Bon dieu que la Turquie est envahissante ! Mais grâce à l’Europe qui va enfin, après des millénaires, se donner une vraie frontière géographique, nous ne risquerons plus rien — Elle passe où la frontière ? sur les sommets de l'Oural ? —
La figure maternelle.
Revenons à notre somptueuse déesse républicaine. Lorsque nos ancêtres eurent le toupet de se séparer de leur monarque de droit divin, coupure qu’ils firent de façon radicale, ils furent confrontés à un grand vide. Le régicide n’était pas programmé. Ce fut comme le meurtre du père. Ce groupe d’hommes, soudain orphelin, retrouva d’instinct le rituel d’invocation et l’image rassurante seule capable de canaliser son angoisse : la Mère.
La Déesse, chef-d'oeuvre de Dalou, "l'Abondance", symbolisant la Paix. Un des éléments du groupe entourant la République triomphante, place de la Nation. 1889.(Ph. Lamblard)
Les hommes de 1789 qui mirent à bas le système politique et social, le régime monarchique et religieux, étroitement imbriqué, qui perdurait en France et s’attardait au-delà du raisonnable. L’acte fondateur de l’Amérique libérale, qui nous sert d’exemple en toutes choses depuis (il est du 4 juillet 1776…) ne prévoyait aucunement la disparition physique du souverain.
<<Dans quelle mesure la psychanalyse est-elle éclairante ? >>, se demande Maurice Agulhon, dans l’œuvre de qui je puise à pleines mains. << Soit les notions de meurtre du père ou du désir de la mère. Nous aident-elles à comprendre un peuple qui a guillotiné Louis XVI et puis est devenu « amoureux » de Marianne ? Oui… à la condition que la psychologie d’un peuple soit quelque peu analogue à celle de l’individu. Mais c’est précisément ce qu’on n’a jamais démontré. Il y a une certaine part d’acte de foi au seuil de la spéculation symbolique, ou du moins de sa version la plus directement psychanalytique. Car il s’agit bien, décidément, de symbolique, si l’on admet que l’emblème devient symbole lorsqu’il prend une charge de signification multiples, situés à des degrés divers de conscience, voire d’inconscience. >> (Politique, images, symboles dans la France post-révolutionnaire. 1985. Histoire Vagabonde, t. I, p.316)
Théâtre révolutionnaire.
Les gens du peuple ne savaient pas bien lire mais ils savaient regarder et entendre. Pour donner des images fortes au peuple insurgé, c’est au théâtre que l’on fit appel, aux gens de la profession accoutumée à représenter le symbolique, au théâtre laïque, celui qui s’était séparé du sacré dans les temps anciens et que l’Église avait excommunié par jalousie de métier.
Alors, de la basilique restituée au pouvoir séculier, on vit sortir sur le parvis une prêtresse païenne coiffée d’un bonnet rouge portant les attributs des vertus laïques.
Dans la France de 1789, les bonnets phrygiens ne couraient pas les rues. Où le peuple pouvait-il en trouver ? Dans les réserves des théâtres, parmi les costumes de style antique !... La coiffe d'un Orphée, d'une Cybèle, d'un Mithra, d'un Attis de pastorale.
L’habituel ministre du culte remplacé au pied levé par une actrice, de profession ou d’occasion mais resplendissante de jeunesse et de grâce, portant sur sa tête au lieu de la tiare du pontife le bonnet de l’esclave libéré, dû plonger bien des âmes conservatrices dans l’embarras. Pourtant, au tréfonds du peuple, l’image nouvelle fut acceptée, et se répandit sur tout le territoire comme la résurgence d’un symbole éternel de la Terra Mater… La « Mère patrie » nourricière qui protège les enfants de la République !
La caricature est facile et le rire ici serait réactionnaire.
Dans une France du XIXe siècle, en majorité rurale, exclusivement éduquée par des enseignants dépendants du clergé, où un puissant parti contre-révolutionnaire trouvait à chaque occasion une majorité d’opinion populaire favorable à sa cause, c’est miracle que la déesse Liberté ait pu perdurer jusqu’à nous.
Un siècle de turbulences sociales et de guerres n’aura pas été de trop pour que la France se sente républicaine dans sa majorité. Ce qui n’empêcha pas l’Etat du Maréchal de recueillir les faveurs d’une épaisse couche populaire que la francisque fascinait.
Aller danser le 14 juillet sur la place, au pied de la Liberté-République, c’est revivifier le symbole majeur de la nation laïque.
Victor Noir et les succubes. Et rien n’empêche d’inventer de nouveaux rituels symboliques. C’est ici que nous retrouvons la magnifique statuaire de Aimé-Jules Dalou. Dalou est un grand sculpteur, c’est à lui que la place de la Nation doit son monument du Triomphe de la République.
Il est également l’auteur des monuments funéraires d’Auguste Blanqui et de Victor Noir au Père-Lachaise.
Le Génie de la Liberté chevauchant deux lions conduisant le char du "Triomphe de la République" de Dalou. 1889, fondu en 1899. (Ph. Lamblard)
Aimé-Jules Dalou, pourtant élève de Carpeaux, demeure méconnu. Sa participation à la Commune, et l'ombre de Rodin, le privèrent de la faveur des élites de la République bourgeoisante. Il reste un réaliste dans le rendu des visages et des anatomies, tout en s'inspirant du style baroque pour ses compositions monumentales.
Le "Triomphe de la République (1889-1899), au centre de la place de la Nation, exalte la vigueur des corps plantureux dans un mouvement irrésistible. Ses personnages dépassent le projet didactique de la commande et avouent l'admiration de Dalou pour le langage formel d'un Michel-Ange. Enthousiasme que l'on peut déchiffrer également en langage symbolique, et jusque dans la turgescence des attributs végétaux dont il ponctue son oeuvre comme un hommage détourné aux Della Rovere, Sixte et Jules, pour lesquels Michel-Ange plaçait des glands, les fruits du chêne, en généreuse guirlande.
Le célèbre gisant sculpté par Dalou que l'on visite au Père-Lachaise, représentant Victor Noir, ce jeune journaliste de La Marseillaise, assassiné à 22 ans par un soi-disant prince corse, en 1870, est devenu l’objet d’un culte païen de la fécondité. L’usure du bronze montre l’assiduité des gestes d’onction que des générations de mains ferventes sont venues offrir, ou rechercher, pour que la grâce procréatrice du jeune martyr de la liberté les féconde...
Éros et Thanatos... Allons, laissons les morts caresser les morts, et vive la République!
III - LES TROIS COULEURS.
D’une feuille de marronnier à la cocarde tricolore.
Chacun peut savoir aujourd’hui comment le peuple de Paris, ce matin du 14 juillet 1789, poussé par la crise économique et frumentaire, s’est porté devant la forteresse-prison de la Bastille.
« La Révolution est entrée dans Paris par la porte de la faim, elle n’en ressortira que rassasiée ! », se serait exclamé Marat. Le prix du pain qui ne cesse de monter, le chômage, les États généraux à Versailles, et le renvoi stupide de Necker ce banquier protestant genevois qui avait acquis dans le peuple une réputation d’honnêteté à la tête des finances du royaume, vont pousser la classe laborieuse à l’action revendicatrice directe.
La veille, Camille Desmoulins, orateur passionné et patriote inventif, avait mobilisé la foule parisienne sous les marronniers du Palais Royal, avec la complicité passive du propriétaire des lieux, le duc d’Orléans, le papa du futur Louis-Philippe, une des plus grandes fortunes de France.
Il fut décidé de passer à l’action le lendemain matin afin de rompre le prétendu complot aristocratique destiné à affamer le peuple des faubourgs. Pour cela, il fallait un plan et des armes...
<<Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suât, le Forgeron, Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !>>
(Arthur Rimbaud).
Ci-dessus, le "Triomphe de la république" ; le Peuple industrieux sous les traits d'un forgeron, accompagné d'un putto portant les attributs des beaux-arts.
Sculptures de Dalou. 1889. Le peuple artisan du feu et du fer, un beau symbole qui vient de loin. Place de la Nation. (Photo Lamblard)
Sur un champ de bataille aussi bien qu’au cœur d’une insurrection populaire, il convient de se reconnaître pour ne point s’entretuer entre partisans d’un même camp ; d’où les uniformes, signes, cocardes et étendards.
Encore faut-il être préparé.
UNE FEUILLE DE MARRONNIER
On dit que Camille Desmoulins suggéra aux citoyens d’arborer une feuille de marronnier comme insigne pour s’identifier dans l'ordre de la fraternité, et marcher sur la Bastille selon la tactique prévue afin de procurer de la poudre aux insurgés :
<< Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles. M. Necker est renvoyé ; ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy des patriotes ; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste plus qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre une cocarde pour nous reconnaître. Quelles couleurs voulez-vous ?...>>
Combattre sous les couleurs de l’espérance, en portant une feuille fraîche, voilà de l'écologie avant la lettre. Et c’est bien ainsi que la vieille Bastille, symbole du pouvoir absolu au cœur de la capitale, fut prise, sous les armoiries du marronnier.
La Bastille, prison vétuste était mal protégée et peu défendue. C’était bien un geste symbolique que les meneurs de la sédition avaient programmé, et non une action de guerre. Et c’est ainsi qu’elle passera dans l’histoire.
Mais alors, comment expliquer qu’au lendemain de la prise de la Bastille, qui apparut immédiatement comme la victoire du peuple sur l’arbitraire royal, ce ne fut pas la feuille de marronnier qui servit d’emblème aux vainqueurs, mais une cocarde de tissu ?
Le nom de Camille Desmoulins, volontiers associé à celui du Discours de la Lanterne, a-t-il oxydé le vert de la feuille ?
La Fayette ami des Anglo-Américains en lutte.
Le 16 juillet, le marquis de La Fayette qui recevait le commandement de la milice bourgeoise rassemblée sous le nom de Garde Nationale, composa, dit-on, la cocarde tricolore en intercalant aux couleurs traditionnelles de la ville de Paris le blanc de la royauté, inventant ainsi le drapeau bleu-blanc-rouge que la France conservera après maintes tribulations.
Cette cocarde tricolore fut présentée à Louis XVI, qui l'accepta, le 17 juillet 1789 à l'Hôtel de ville.
La Fayette, « héros des deux mondes », auréolé du prestige de la jeune Amérique auprès de laquelle il s’était illustré, en choisissant les trois couleurs du drapeau américain, pour les transposer sur l’étendard de la France nouvelle, créait un lien spirituel inattendu entre les deux peuples insurgés…
De même, Mounier, député du Dauphiné, héros de Vizille, proposa d'inscrire dans la Constitution une "Déclaration des Droits de l'Homme", suivant en cela l'exemple de la Déclaration d'Indépendance de la jeune Amérique (Constitution de Virginie, du Massachusetts et du Maryland, Bill of rights de septembre 1787).
Les origines confuses du drapeau national français, venant au lendemain d’un événement populaire, plus symbolique que guerrier, pour lequel aucun grand nom militaire ne pouvait être avancé afin d’en augmenter le triomphe, a généré de nombreuses hypothèses et légendes sur sa genèse en ces jours de juillet 1789.
Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter ici la véritable histoire des trois couleurs du drapeau national français, telle que je l’ai recueillie de la bouche d'un Martégal aux Martigues.
Les trois couleurs du Martigues !
L'invention du drapeau tricolore selon les Martégaux :
Martigues est aujourd’hui une ville posée sur le bras de mer qui relie l’étang de Berre à la Méditerranée.
Ancien temps, ce n’était qu’un ensemble de trois villages de pêcheurs répartis sur les rives et les îlots d’un marécage appelé le Caronte. Un chemin et des ponts reliaient ces trois hameaux permettant de franchir la passe et de piéger le poisson ; mais peu de voyageurs se risquaient à visiter cet écart peu engageant.
Le premier village, en venant du Nord, s’appelait Ferrière, le deuxième l’Île, et le troisième Jonquières. L’étang portait le nom de mer du Martigues. C’était le cœur du pays martégal réputé pour ses pêcheries (et la sauvagerie de ses habitants si l’on en croit les frères Nostradamus).
Ci-dessus, à droite, La Justice accompagnant le char du "Triomphe de la République" de Dalou, place de la Nation, Paris. (Photo Lamblard).
Le 21 avril 1581, ces trois bourgades, encore médiévales, procédèrent à leur fusion administrative dans un seul corps de ville, et fondèrent ainsi la communauté de Martigues. Cet acte d’union ne gomma pas les particularismes ancestraux des trois quartiers qui conserveront des siècles durant leur mesquines hiérarchies.
Chaque Martégal entretenait la fierté de son foyer d’origine et, par voie de conséquence, son peu d’estime pour celui d’en face.
Jonquières l’aristocrate, Ferrière la besogneuse (surnommée petit Maroc ! ), et l’Île la blanche.
Dans chaque quartier, une confrérie de pénitents rassemblait les hommes autour d’un saint et d’une bannière de procession.
Ferrière aurait eu une bannière bleue ; Jonquières aurait porté une bannière rouge, et celle de l’Île aurait été blanche...
Il est vrai que dans la Provence d’Ancien Régime la sociabilité s’exprimait dans d’innombrables associations de métier, et que les confréries de pénitents étaient multiples. On connaissait des pénitents noirs, bleus, rouges, blancs…
Un estaminet à l’enseigne du Martigues.
En 1789, vivaient à Paris, Faubourg Saint-Antoine paraît-il, un certain Bonaventure Couture, et son neveu Jacques Rivière, qui tenaient un estaminet non loin de la Bastille.
Or ce Bonaventure Couture, marchand de vin, était originaire de Martigues et gardait par nostalgie du pays une reproduction des trois bannières de sa ville natale, qui lui servait d’enseigne.
Ci-contre, la "Bonne mère" de Martigues, Notre-Dame de Miséricorde. La chapelle et sa statue sont de 1613. À chacun sa Marianne. (Photos Lamblard).
Ce 14 juillet étant la Saint-Bonaventure selon le calendrier traditionnel, Monsieur Couture et son neveu célébraient la fête avec quelques amis dans leur cabaret parisien.
Lorsque vers la fin du joyeux repas ils eurent connaissance de ce qui se passait au pied de la forteresse voisine, ils coururent se joindre à la manifestation, emportant avec eux l’emblème du Martigues, c’est-à-dire le drapeau d’union des trois quartiers, bleu-blanc-rouge, que nos amis brandissaient dans la foule comme un signe de ralliement.
Lorsque la Bastille fut prise, on remarqua que le seul drapeau qui avait été présent au fait d’armes était celui de l’estaminet des Martégaux. On l’arbora donc à l’Hôtel de ville pour fêter la victoire.
Et lorsque, deux jours après, La Fayette passa ses troupes en revue sur cette même place, il donna à ses hommes les trois couleurs comme étendard…
Bonaventure Couture revint à Martigues finir ses jours au quartier des Rayettes où il mourut paisible après avoir raconté son histoire à qui voulait l’entendre.
Au milieu du siècle dernier, cette anecdote des trois couleurs martégales, à l’origine du drapeau français, circulait toujours dans le pays, et les habitants avançaient pour preuve de sa vérité historique la présence des trois bannières qui figuraient toujours rassemblées sur un mur du Musée du Vieux Martigues.
Une rapide enquête dans les archives de la ville, nous a convaincus que ces trois bannières exposées au musée provenaient en réalité d’un décor commandé par Charles Maurras (un enfant du pays lui aussi), pour pavoiser la salle du banquet de la Sainte Estelle, fête du Félibrige, célébrée à Martigues le mardi 11 août 1891.
L'affiche annonçant les festivités au bon peuple martégal précisait : << Fête à la Prud'homie, vin d'honneur, les trois couleurs de France et du Martigues ...>>
Frédéric Mistral qui présidait la cérémonie prononça pour l’occasion un beau discours en provençal, et les journaux racontèrent l’anecdote des trois couleurs à l’envie. Dans ce milieu, on n’était pas encore franchement républicain et cette farce de bistrot amusait…
Frédéric Mistral, en vrai poète, a toujours préféré le conte, et privilégié le mythe plutôt que la vérité historique, et c’est bien ainsi qu’il faut entendre cette histoire relevant des "martégalades" traditionnelles.
Place de la Nation à Paris, le "Triomphe de la République" de Aimé-Jules Dalou.1889. Prenez le temps d'admirer la splendide déesse, en allant sur place un beau soir d'été... (Photos Lamblard).