Le vendredi 10 avril 2015, la "réplique" de la célèbre grotte CHAUVET a été inaugurée. Ce fac-similé sera ouvert au public le 25 du mois. Cet événement culturel est l'occasion de revoir notre note sur une des soeurs de Chauvet : la Grotte de La Baume Latrone :
LA BAUME LATRONE, CAVERNE ORNÉE PRÉHISTORIQUE DU GARD

Un des mammouths peints au fond de la caverne "La Baume Latrone". (Photo prise avant le nettoyage et la restauration des panneaux décorés). La technique utilisée par les artistes est la peinture à l'argile rouge étalée avec trois doigts de la main en guise de pinceau. Ces mains d'artistes premiers de la préhistoire n'auraient-elles pas pu être des mains féminines ?...
Résumé : Les peintures de la grotte gardoise la Baume Latrone, proche de Russan-Sainte-Anastasie, viennent d'être datées. Ces œuvres représentent des mammouths qui vécurent sur les bords du Gardon, il y a plus de 37 000 ans. En juillet 2012 (publication scientifique 2013), un charbon trouvé à proximité des peintures révéla une datation, selon l’analyse au carbone 14, à « 37 464 cal BP » (années calibrées).
Ce résultat classe La Baume Latrone parmi les plus anciens témoins connus de la préhistoire de l’art occidental de l’Homme moderne, en compagnie de la grotte Chauvet. De qui furent ces mains d'artistes ? Des mains de chamanes ?
Souvenirs d'enfance (avant-propos)
Le village accroché aux penchants des Cévennes, dans lequel j’ai grandi, ouvre les routes qui conduisent aux garrigues gardoises encloquées de grottes.
Non loin du célèbre Pont-du-Gard, débouche une vallée sinueuse ; autour, le plateau calcaire s’élargit dans des solitudes rocheuses où court le mistral. De ces rebords cévenols dévalent aussi des torrents que les étés dessèchent comme des oueds, tel le Gardon qui nous voyait patauger dans ses dernières flaques poissonneuses. Les étendues calcaires, truffées de grottes, d’avens, de failles, de toutes ces cavernes où les Sarrazins cachèrent leur Chèvre d’Or, nous enchantaient aussi.
C'est dans la vallée du Gardon qu'en 1953 Henri-Georges Clouzot trouva des décors naturels, suffisamment sauvages, pour tourner les extérieurs de son film "Le Salaire de la peur", avec Vanel et Montand.
Les meilleurs connaisseurs des entrées souterraines sont les chasseurs. Ils vous indiquent les petites cavités dans lesquelles se réfugient parfois les lapins à l’abri des chiens. J’en connaissais beaucoup de ces brèches cachées au milieu des genêts, des cistes, et des chênes kermès, juste assez grandes pour y glisser la main ; elles me semblaient les soupiraux de catacombes d’où s’échappait un souffle de mystérieuse cave. Le chasseur se penchait sur le trou pour sentir l’exhalaison. Si aucun courant d’air n’en sortait, cela signifiait que le refuge n’était pas profond, alors il lâchait le furet pour obliger le gibier à déguerpir de son gîte.
Les « paysages » ne nous inspiraient guère avant que des étrangers nous alertent sur leur beauté ; le sous-sol nous effrayait un peu tant il abritait d’êtres fantastiques. Enfants, notre domaine occupait la surface et ses recoins, les sous-bois, les rives du ruisseau. Jusqu’au jour où notre instituteur nous raconta la découverte d’un groupe de jeunes spéléologues nîmois. Natif lui-même de cette ville, il connaissait l’histoire de la Baume Latrone que des jeunes aventuriers du sous-sol venaient de propulser au rang de trésor du patrimoine français en découvrant dans ses recoins cachés des peintures pariétales reproduisant des mammouths ! Étrange rencontre, nous dit le Maître : quelques mois plus tard d’autres garçons en promenade découvraient une autre grotte ornée, Lascaux en Périgord. L’année 1940 était à marquer d’un beau silex taillé !
C’était du temps de l’Occupation nazie, la France sous Vichy perdait ses repères, le territoire national avait été morcelé ; de nombreux adultes disparaissaient de notre vie quotidienne, morts ou prisonniers en Allemagne.
La Caverne des Voleurs
Désœuvrés, des jeunes gens passionnés de découvertes souterraines reprenaient les lampes à acétylène de leurs aînés. Ce dimanche de 1940, venant de Nîmes, un groupe de lycéens entreprit de désengorger une cavité profonde de cette grotte bien connue des riverains du Gardon. Au profond du double porche qui ouvre sur la vallée, des boyaux s’enfoncent dans l’obscurité sur des dizaines de mètres entre les stalactites et les concrétions calcaires.
En fin de journée, après des heures de terrassement, les jeunes troglodytes virent apparaître sous l’argile une faille ouverte par laquelle ils purent se glisser jusqu’à une salle inconnue. La caverne continuait ses méandres, avec des puits, des étranglements, et débouchait, après plus de 240 mètres de boyaux, dans une sorte de ventre en rotonde. Stupéfaction, sous la faible lueur des lampes les garçons devinèrent au plafond une scène où des mammouths entouraient un gigantesque félin la gueule ouverte faisant face aux pachydermes.
L’instituteur nous montrait des photos déjà jaunies, découpées dans un magazine local. Le journaliste délirait d’enthousiasme chauvin et décrivait des gravures uniques au monde où un saurien ressemblant à un dinosaure tenait tête à un troupeau de mammouths des cavernes.
Je devais avoir une douzaine d’années ; l’histoire de la Baume Latrone impressionna la classe et nous donna l’envie d’aller voir dans toutes les grottes des environs. De ce jour, l’idée de descendre dans un aven (ce que l’on nous interdisait parce que très dangereux) commença de nous attirer.
Cette grotte gardoise n’était pas très éloignée du canton que parcouraient les chasseurs de ma famille au cours de leurs battues. Le nom de « Latrone » était connu de mon père. Il maîtrisait parfaitement le provençal vernaculaire du pays d’Arles, mais il tenait à ce que ses fils s’expriment en bon français. Ainsi, écoutant mon récit répétant celui du maître d’école, il ajouta : « Ça veut dire la Caverne des voleurs »… Par son truchement, et sans le vouloir, ce bon pédagogue me rapprochait des « Sésame ouvre-toi ! » que mon grand-père (qui lui ne parlait que provençal), déclamait toujours en clair français pour clore ses contes en patois, dont certains venaient d’un fonds oriental.

Ci-dessus, une reproduction contemporaine de mammouths laineux ; ceux qui vécurent à l'Âge glaciaire sur le sol du Languedoc devaient ressembler à ces mastodontes. Les changements climatiques les firent refluer vers le Nord. Aujourd'hui, en Sibérie orientale, aux confins de la Mongolie, dans des taïgas qui ressemblent aux forêts l'Âge de pierre, le sous-sol conserve parfois les corps surgelés de ces mammouths. (© Courtesy).
Aux pays des mains de Fatima
Les années passèrent. Après l’Occupation, la Libération ! Les bouleversements nécessaires pour sortir le monde rural de son retard économique et culturel offrirent d’autres sujets de conversations. Nous savions que des peintures préhistoriques dormaient au fond d’une cavité quelque part entre Uzès et Nîmes, en surplomb du Gardon, ce patrimoine pouvait attendre. Les années de guerre achevées, les journaux oublièrent la découverte des spéléologues en herbe. La grotte restait à l’abandon.
Ce ne sera qu’au cours des années 1968-1970 que j’entendrai de nouveau parler de la Baume Latrone. Entre temps, j’étais allé comme tant d’autres passer quelques années de ma jeunesse outre-mer. Là-bas, en Algérie, la maturité aidant, je me documenterai sur les civilisations préhistoriques, et je visiterai d’innombrables sites archéologiques. Notamment les dolmens et autres vestiges des premiers habitants de l’Afrique du Nord, les Lybico-Berbères, les Numides, les Puniques.
J’avais été intrigué par l’abondance d’un signe gravé ou peint que l’on voyait partout, sur les plus vieilles stèles aussi bien que sur les murs des maisons modernes : la main ouverte, que tout le monde appelait la Main de Fatima. (Khomsa, Hamsa) << Cinq dans ton œil ! >>, repartit aussitôt un voisin de culture musulmane à qui je montrais des photos de ces gravures.
Cette boutade nous renvoie au signe digital de la "figue" (la fica) qui n'était pas inconnu des Berbères de Carthage : Voir "célébration de la Figue"; cliquez.
Ce signe de protection, vieux de plusieurs millénaires avant l’islam, avait été adopté par toutes les populations qui se succédèrent sur les terres du pourtour méditerranéen. Il n’était pas inconnu dans la Provence ancienne. Cette main féminine, dite de Fatima ou d’Aïcha à notre époque, se rencontrait abondamment parmi les gravures rupestres du Sahara d’avant l’assèchement. Les empreintes de mains se trouvent aussi dans les grottes préhistoriques au fil des millénaires des âges glaciaires ; la Baume Latrone recélait quelques unes de ces mains en positif que des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique avaient appliquées, enduites d’argile rouge, sur les parois.
Certes, l’espace de temps qui sépare les plus anciens témoins de mains apposées en Afrique du Nord des mains préhistoriques interdit tout rapprochement scientifique. Cependant, il est inévitable, par association d’idées, de ne pas se laisser tenter par une comparaison intellectuelle.
Alors se posa la question : les mains préhistoriques dont on voyait les empreintes sur les parois de quasiment toutes les grottes découvertes à ce jour (Gargas, Combarelles, Pech- Merle, etc.) seraient-elles aussi des mains de femmes ?... En un enchaînement logique l’énigme majeure de l’art aurignacien apparut : ces « Hommes » du Paléolithique, artistes géniaux, n’auraient-ils pas pu être également des femmes ? Voici venu le temps de remettre en cause les automatismes de la narration où le masculin domine le discours.

Ci-dessus, le grand plafond tel qu’il apparaissait en 1970, avec toutes les déprédations des visiteurs incontrôlés. Au registre du haut, le lion des cavernes, que les premières descriptions qualifiaient de saurien, en bas un mammouth, peint selon une technique polydigitale unique dans l’art de l’époque glaciaire. (Photo Lamblard 1970). Cet art, vieux de 37000 ans, serait-il l'un des rares témoignages de la plus ancienne religion des hommes, le chamanisme ?
La Baume Latrone en perdition
Retrouvant la vie civile, je retrouvais aussi les passions de mon enfance, ensemencées par l’instituteur qui m'avait donné l'appétit d'apprendre. En Avignon, je participais aux activités du groupe des naturalistes amateurs qui se retrouvaient au Musée Requien autour de quelques vieux professeurs sous la houlette de Léon Germand. Ce jour-là quelqu’un annonça que la caverne la Baume Latrone était en grand danger, des gougnafiers venaient de faire sauter à la dynamite la porte que les autorités gardoises avaient posée. Classée Monument Historique depuis 1941, la grotte était protégée par une pancarte et une porte cadenassée.

Tassili, Tan-Tazarift, époque bovidienne (vers 3500-2500 avant notre ère), derniers siècles de fertilité du Sahara. Henri Lhote à relevé de nombreuses peintures de mains dans des abris sous roche.(Muséum).

Mains dessinées selon la technique du pochoir (mains négatives). Relevé de Henri Lhote lors de la Mission de 1960 à la station rupestre de TissoukaÏ dans le Tassili. Troisième millénaire avant notre ère. (© Courtesy).

À gauche, main dite de Fatima ; bijou contemporain en argent, « chasse-diable, porte-bonheur ». Alger 1955. Voir également la note sur le Musée du Bardo : cliquer !

À droite, main peinte sur une paroi de la grotte du Pech-Merle (Lot), avec des ponctuations rouges . Datant de l’époque Magdalénienne, cette caverne ornée comporte une douzaine de mains « négatives ». (© Courtesy)
Première visite au site en danger
Bien que la grotte Latrone fut située sur le territoire du Languedoc, donc hors du regard de ces Messieurs du Muséum de Provence, il fut décidé qu’une délégation irait discrètement voir les dégâts infligés au site. Je proposais mes services motorisés à l’assistance.
Le dimanche suivant, nous prîmes la route du Gardon. Nous n’étions pas nombreux. Dans ma voiture, il y avait Louis Gros, journaliste, poète, et son épouse ; un collaborateur de Sylvain Gagnière, Conservateur du Palais des Papes ; et un ami familier des randonnées. Un autre véhicule suivait. Je n’avais jamais visité le site, mais je savais comment approcher au plus près de la falaise en passant par Collias et Russan. Mes vieux amis n’étaient pas très ingambes et je craignais qu’ils aient présumé de leurs forces. Le porche fut atteint non sans mal. Il ouvre à mi-hauteur de la falaise, de ce balcon, on surplombe le lit du Gardon, lequel forme à cet endroit un grand méandre qui permet aux observateurs de dominer la rive opposée et de suivre le cours de la rivière sur un très long déroulement des berges. Des encoches dans les parois montraient que le porche avait servi d’abri à des dates indéterminées, et les détritus dénonçaient des passages plus récents.
Des graffitis accusaient les autorités préfectorales de s’être "approprié" la grotte ; ce qui restait de la porte gisait dans les buissons.
Chacun avait apporté son panier et des lampes au carbure, et même quelques bougies. Il devint rapidement évident que les difficultés du parcours souterrain interdiraient aux moins alertes l’accès de la caverne au-delà des premiers éboulis que l’on devinait dans la pénombre. Nous descendîmes à quatre, laissant la Vieille Garde sur le seuil du sanctuaire paléolithique avec les provisions.
Je ne conserve aucun souvenir de cette première visite, sinon l’extraordinaire apparition des peintures, sous le faisceau de nos lumignons, dans le ventre de la terre après une bonne heure de progressions hasardeuses. Des peintures appliquées avec trois doigts, selon une technique que les préhistoriens découvriront plus tard à Vallon Pont-d'Arc. Aucune photo ne fut prise ce jour-là faute d’éclairage adapté.

Photo prise en 1970. Mammouth, d’un tracé très stylisé ; malheureusement dégradé par des projections de boue durant les années d’abandon du site. L’argile rouge a été appliqué à la main comme avec un pinceau ; on distingue la trace des doigts laissées par les artistes premiers de la préhistoire. L'argile aurait-elle conservé de l'ADN de nos ancêtres ? (Photo Lamblard, 1970).
Émerveillement sur le silence
Ce furent l’obscurité et le silence absolu qui m’impressionnèrent durablement. Et, merveille, dans la salle des fresques, l'acoustique avait la beauté et la profondeur des chapelles romanes bâties pour le plain-chant.
Je décidai de retourner dès que possible afin de prendre le temps de regarder les peintures. Déjà, certains dessins avaient subi des dégradations. Des crétins inconscients avaient bombardé le plafond de boules d’argile. Que faire sinon s’indigner ? Au retour ce sera le sujet de conversation principal.
Quelques mois plus tard, avec trois amis habiles à crapahuter, et intéressés par les œuvres d’art cachées au fond de la caverne, nous sommes descendus en observant tout au long du cheminement des griffades de mains humaines dessinant des sinuosités verticales imprimées dans l'argile molle des parois. Les dommages infligés au site s’étaient amplifiés. J’avais un équipement photographique très rudimentaire mais capable de prendre des clichés avec un flash. Entre temps, j’avais lu les comptes rendus des premières explorations publiées après la découverte, et espérais revoir les empreintes identifiées en 1941 le long du parcours.
Ce sont ces photos de 1970 que je retrouve aujourd’hui. Techniquement médiocres, elles révèlent néanmoins l’état des peintures du grand plafond après trente cinq années d’abandon. Je ne me souviens pas d’avoir photographié les six mains positives qui avaient été repérées par les premières expertises, ni les mystérieuses griffades.

Ci-dessus, le grand plafond de la Baume Latrone reconstitué numériquement après nettoyage des parois et restauration des peintures. Montage de photos prise en 2010 par Alain Dubouloz (services du ministère de la culture). Ce sera au pied de ce panneau qu’un archéologue trouvera, protégé par la calcite, un charbon de bois qui permettra en 2012 la datation scientifique des peintures : environ 37 000 ans (37 464 cal BP, années calibrées). (La grotte désormais protégée est placée sous l'autorité de Marc Azéma).
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PS ; Le cinéaste Werner Herzog a réalisé un long métrage magnifique sur les œuvres pariétales conservées dans la grotte Chauvet à Vallon-Pont-d’Arc, en 2011 : « La Grotte des Rêves Perdus ». Ce film, œuvre d’un créateur, est un témoignage unique sur les chefs-d’œuvre laissés par les premiers artistes de l’humanité. (DVD, Metropolitan, 2012).
Noter : Le film de Chris Marker, « Lettre de Sibérie » (1957), essai documenté plus que documentaire, vient d’être réédité en DVD (Argos films). Chris Marker réalisa un témoignage d’une finesse non dépourvue d’humour. Il promène sa caméra en Sibérie orientale, un pays où les mammouths, disent les enfants, vivent sous terre comme les taupes. « Je vous écris d’un pays lointain… ». Le chapitre « Mammouth collectiviste » est un régal. En prime, des images de la version sibérienne du « Pétassou » (cliquer), démon vêtu de lambeaux, que le théâtre des Yakoutes fait revivre sous la figure d’une chamane ; et d’autres scènes montrant l’arbre protecteur, le mélèze sacré, auquel on suspend des lanières en ex-voto. Le texte est dit par Georges Rouquier.
ARCHIVES

Dessin original de André CHÉRET, créateur de Rahan, le Fils des Âges Farouches. Offert amicalement pour l'affiche du Congrès de la Société de Préhistoire française, en juin 1974. (Collection Lamblard).
JML, 20 octobre 2013
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