Sassanides, iconographie et symboles venus d'Égypte
Avant-propos
Les archéologues savent que l'Iran des Sassanides (de 224 à 642 de notre ère), leur livrera peu ou pas de mosaïque, au contraire d'une fouille d'édifice romain byzantin. Civilisation du tapis et de la tenture, l'Empire prestigieux des Sassanides a disséminé ses tissages, ses soieries et son orfèvrerie, aux quatre points cardinaux des marchés aristocratiques. Ses oeuvres d'art véhiculent aussi des symboles venus de pays lointains.
Raccourci :
Au musée de Téhéran trône une magnifique statue du roi Darius 1er trouvée à Suse (Iran) dans les ruines d’un palais achéménide. Cette œuvre égyptienne témoigne de l’époque où les Perses dominèrent l’Empire de Pharaon.
Sur le socle, gravé pour l’éternité, nous suivons la théorie des peuples assujettis rendant grâce au Roi des rois Darius. On reconnaît les Nubiens identifiés par la silhouette d’un homme Noir agenouillé, les bras levés en signe d’adoration, et par le nom inscrit en hiéroglyphes dans un "cartouche-forteresse" crénelé.
Ce nom «Nèhèsiou » comporte l’image de la Pintade nubienne, Oiseau-nèh, qui fit le voyage figée dans la pierre, de Haute-Egypte en Basse Mésopotamie.
Dans une autre salle du musée de Téhéran, ce sont des plats en argent d’époque sassanide qui offrent l’image d’une Pintade gravée en leur centre.
Entre la statue et ces oeuvres célébrant la splendeur iranienne, un millénaire s’est écoulé. L'oiseau Pintade tisse un lien, du Nil fécond au Pays des Deux Fleuves, et sert de "fossile directeur".
Ci-contre, à droite, gravure du socle de Darius 1er, Musée de Téhéran. Cartouche-forteresse symbolisant un peuple étranger, ici le peuple des Nubiens. Photo Lamblard.
L’énigme de la Pintade iranienne des Sassanides
Pour point de départ, conservons l’exposition présentée à Paris en 2006 : « Les Perses sassanides. Fastes d’un empire oublié.», puisque c’était la première fois que l’on exposait en France un ensemble cohérent d’œuvres d’art relevant de l’Empire iranien, et que le catalogue peut servir de référence.
Pendant plus de quatre siècles, la dynastie des Sassanides domina le monde civilisé de sa splendeur, renouvelant la puissance redoutable des conquérants perses achéménides.
Le nouvel empire sassanide, fondé en 224 à la suite de la victoire d’Ardaschir 1er sur le dernier roi des Parthes Artaban V (le fier Artaban, souvenez-vous), aura tenu tête aux Romains en écrasant leur armée. Les Perses vaincront trois empereurs : mort de Gordien III, reddition de Philippe 1er dit l’Arabe, et chute de Valérien ; ce dernier, fait prisonnier en 260 à la bataille d’Edesse par Shapur 1er avec son armée, sera exécuté par son vainqueur et les légions romaines seront réduites en esclavage.
L’Empire des Sassanides ne disparaîtra officiellement qu’avec l’arrivée des cavaliers arabes porteurs de l’Islam, vers 642 ; la dynastie des Omeyyades en sera l'héritier direct.
À droite, relief de Naqsh-e Rostan commémorant l'investiture d'Ardashir 1er, Roi des Sassanides. (Photo. Lamblard)
.
Les Iraniens contemporains n’oublient jamais leur prestigieux passé, même s’ils ne délèguent plus de Mages chargés d’offrandes vers Bethléem.
L’exposition présentée à Paris regroupait un ensemble d’œuvres précieuses et rares dont certaines n’avaient jamais été montrées au public. Toutefois, ce qui a retenu notre attention est l’existence de la Pintade africaine dans les décors iraniens.
Gravées dans l’argent ou moulées en stuc
Dans cette exposition, on pouvait relever une dizaine de Pintades figurées sur divers supports, gravées dans l’argent ou modelées dans le stuc, pour la plus grande gloire du Roi des rois du Domaine pastoral des Aryens, ainsi que les Iraniens nommaient leur gigantesque territoire planté à l’Orient de notre Méditerranée.
Il y avait d’abord une plaque trouvée dans les ruines d’un palais à Ctésiphon, la capitale des Sassanides, datée du VIe siècle. Je connaissais déjà cette œuvre d’art, mais n’avais pas identifié l’oiseau avec certitude. L’allure générale est bien celle de notre modèle avec toutefois deux singularités étrangères à notre volatile : le graveur a placé sur la tête de son sujet une sorte d’aigrette empruntée aux paons, et fixé à ses jambes un ergot que ces Pintades n’ont jamais. (Photo à gauche)
Malgré la beauté de cet élément d’architecture en stuc, et un autre semblable conservé à Berlin, je n’avais pas été convaincu de l'insolite présence de la Pintade « vraie » dans l’art des Sassanides. J’y voyais davantage une image abâtardie du paon ou de sa femelle.
Avais-je tort ? Il pourrait bien s’agir de Pintade, comme nous tentons de le démontrer maintenant.
L’exposition présente six autres gravures de Pintades, auxquelles j’ajouterai le thème central de trois plats d’argent conservés à Téhéran et d’innombrables figurations brodées dans des étoffes précieuses désormais bien identifiées sassanides.
(Photo du motif central d'un de ces plats : cliquer)
Toutes ces Pintades sont figurées selon une norme convenue, invariable, elles semblent relever d’un prototype: corps ramassé, de profil, posé, paisible, et sans particularité d’âge, de race ou de sexe.
Curieusement, l’oiseau modelé dans les décors de cet art d’apparat destiné à l’usage de la cour des Sassanides, ou réservé aux cadeaux d’ambassade, est toujours gratifié d’une caractéristique anormale qu’il faudra expliquer : il a deux cornes sur le crâne, alors que la Pintade véritable n’en porte bien évidemment qu’une. (Voir : L'Oiseau nègre)
À droite ci-dessous, dessin de la gravure centrale d'un bol en argent niellé, époque sassanide, Iran. (Dessin de C. Florimont). 
Un attribut sacré venu d’Egypte pharaonique
L’art des Iraniens sassanides, en utilisant dans son répertoire iconographique l’image de la Pintade, augmentée d’une corne énigmatique, assure la jonction historique avec un ensemble de thèmes figurés venus de l’Egypte pharaonique.
Ces thèmes ont vraisemblablement été transmis selon les voies naturelles des échanges commerciaux aux centres orientaux, syriens et iraniens, de productions artisanales de luxe. Après la naissance du Christ, les artisans coptes conserveront dans leur commerce la tradition des scènes nilotiques et des hiéroglyphes.
À l’avènement de Justinien, la Renaissance byzantine poursuivra l’exploitation du répertoire iconographique, hérité des siècles antérieurs, où certains symboles empruntés aux hiéroglyphes égyptiens cohabitent dans un contexte mythologique largement imprégné d’influences hellénistiques et romaines désormais adapté à la religion chrétienne, notamment dans les mosaïques de pavement.
Les Pintades portant les doubles cornes deviendront l’une des caractéristiques symbolique de l’art sacré byzantin.
La chute de Constantinople-la-Romaine mettra un terme à la chaîne de transmission culturelle des arts figurés. Venise prendra en quelque sorte le relais, sans toutefois récupérer tous les symboles orientaux.
Ci-dessous à gauche, mosaïque de Madaba, Jordanie, VIe siècle. La pintade byzantine, oiseau du Paradis, dans l'église du "Hall d'Hippolyte", dotée des doubles cornes symboliques. (Photo Lamblard) .
Nous pouvons considérer qu’avec l’arrivée des Arabes, l’art des Sassanides ne disparaît pas immédiatement. Nous suivrons sa trace persistante chez les souverains Omeyyades qui sont ses vrais héritiers en Syrie et Palestine. Et tout cela selon notre guide choisi, la Pintade africaine.
Ainsi, avec ce dossier, offert en priorité sur le Net, se complète et s’achève mon étude ethno-zoologique de la Pintade, dont un résumé a déjà été édité en livre sous le titre « L’Oiseau nègre ».
La civilisation du tapis et de la tenture
L’Iran des Sassanides, dès le début du IIIe siècle de notre ère, a irrigué le monde des puissants de ses productions somptueuses. Civilisation du tapis et de la tente, ses étoffes de soie brodées, son argenterie, ses verres et camées, ses sceaux précieux, ses armes d’apparat et ses monnaies d’or, circuleront aux quatre points cardinaux vers les demeures aristocratiques.
La mosaïque est sédentaire, le tapis voyage...
Cet artisanat d’art, véritable monopole d’État au service d’un souverain, rehaussait la valeur de ses œuvres en les décorant de scènes historiées montrant le roi et les nobles dans leurs occupations favorites, la chasse principalement, avec un goût pour les thèmes empruntés au prestigieux passé de la Perse.
À droite, château d'Ardashir 1er à Firouzabad, Iran. IIIe siècle. (Photo Lamblard)
L’empreinte millénaire de l’Inde et des religions indo-iraniennes s’identifie facilement. Nous pouvons reconnaître dans l’art figuré sassanide la présence de l’Arbre de vie, le Hôm, les animaux affrontés, le jardin paradisiaque peuplé d’oiseaux, le diadème royal, etc. Représentations bénéfiques, propitiatoires, sensées porter chance à l’heureux propriétaire de l’objet, après avoir matérialisé l’hommage offert par l’ouvrier d’art aux puissances divines.
Hormis le cheval monté, les quadrupèdes figurés sont pris parmi les animaux non domestiques. Les oiseaux sont omniprésents, reflet de leur rang dans la religion mazdéenne renouvelée par le prophète Zarathoustra. Allégorie de l’élément aérien, ils assurent le lien avec le firmament où règne Ahura Mazdâ. À ce titre, les oiseaux relèvent des symboles solaires et attestent l’immanence divine, ils ont une valeur de talismans.
En outre, nous connaissons le rôle majeur des vautours dans les funérailles célestes iraniennes où ils sont chargés de préserver les éléments naturels de toute souillure lors de la résorption des cadavres humains. (Voir sur le site "Les Funérailles célestes")
Les tribulations de l’oiseau vrai
Si nous en croyions les Grecs, l’oiseau de Perse serait le coq. C’est du moins ainsi qu’Aristophane nous le présente : « Pisthetairos : …Tout de suite et d’abord je vous citerai le coq […] si bien qu’on l’appelle Oiseau de Perse… » (Les Oiseaux, 485)
Ci-dessous, à gauche, Le Coq d'Arles, (dessin de Jean Cocteau 1957)
Nous pouvons penser que ce gallinacé mâle facilement domesticable, arrivé en Grèce lors des guerres Médiques, fut remarqué d’abord parce qu’il porte orgueilleusement sur sa tête une crête rouge, laquelle fait irrésistiblement penser au bonnet persan, dont la forme connaîtra une surprenante postérité sous le nom de bonnets phrygiens. (Après avoir été adopté par les Romains qui s’étaient entichés du dieu iranien Mithra, lequel porte ce fameux bonnet, il s’est finalement retrouvé sur la tête de notre Marianne…)
Les Grecs, qui qualifiaient tous leurs ennemis d’efféminés, n’ont pas manqué de remarquer le comportement ridiculement « viril » du coq, et ce blason populaire « oiseau de Perse » peut être entendu ainsi.
Venu d’Asie, comme le faisan et le paon, le coq n’a en effet rien d’étranger pour un Persan, et l’Avesta honore le coq éveilleur d’aurore qui met en fuite les démons de la nuit. Mais la Pintade est africaine d'origine !
J’entends bien qu’aux millénaires précédant l’époque qui nous occupe certains animaux vivaient plus au nord, et jusque sur le territoire de l’actuelle Turquie. C’est ainsi que des vestiges osseux de Pintades préhistoriques ont été exhumés aux pieds des Monts Taurus.
Mais à partir du Néolithique, il est probable que les derniers troupeaux de Pintades sauvages ont commencé de disparaître du Proche-Orient sans laisser beaucoup de traces.
J’ai souligné dans L’Oiseau nègre l’incompatibilité de cet oiseau avec l’agriculture. En outre, ses mœurs grégaires en font un gibier facile à chasser et à éradiquer d’un pays. Ses œufs entassés dans des nids posés au sol, gros et savoureux, son habitude de percher la nuit dans des arbres dortoirs, et son vol lourd et bref, désignent prioritairement la Pintade comme pourvoyeuse de nourriture humaine.
Ainsi je tiens pour assurée l’absence de Pintades sauvages en Iran au temps des Sassanides.
Les ménageries royales, les parcs réservés au souverain, abritaient-ils des Pintades importées de Nubie par les marchands de bêtes sauvages, cadeaux d’ambassadeurs ? Nous pouvons l’imaginer. Les princes orientaux possédaient des zoos et se montraient amateurs d’animaux exotiques pour leurs jeux ou l’ornement de leurs jardins. 
Alors, pouvaient-on voir des Pintades en Iran au temps des Sassanides ? dans des cages ou élevées dans les volières des parcs royaux, ces « paradis » dont le nom persan servira à désigner le Jardin d’Eden situé à l’Orient de la Terre biblique ? Nous pouvons le croire. Mais il est probable que seuls les aristocrates avaient accès au domaine royal. Les artisans devaient se contenter de descriptions, de croquis, d’ébauches, comme les artistes du Moyen Age européens qui peignaient des lions jamais observés de visu.
Ci-dessus, à droite, paire de médaillons décoratifs représentant des Pintades avec les deux cornes symboliques. Epoque sassanide, VIe siècle. (Musée de Mayence)
La Pintade dans le paradis des Iraniens
Confinées dans les jardins et les parcs royaux, les Pintades, et d’autres oiseaux choisis, évoquaient les hôtes du ciel et les créatures aimées des dieux.
Je ne reviendrai pas sur les variétés de Pintades et leur anatomie, largement développées ailleurs, mais je confirme qu’aucune de ces oiselles n’a jamais porté deux cornes sur son crâne.
Alors pourquoi les Pintades sassanides que l’on reconnaît sur les plats d’argent, les stucs, et les étoffes précieuses, arborent-elles ces énigmatiques doubles cornes ?
L’explication, comme je l’ai suggéré, est à rechercher dans l’héritage égyptien récupéré à l’époque hellénistique et transmis par l'artisanat et les commerçants coptes à tout l’Orient.
Il nous faut aujourd’hui (telle Isis recherchant les membres épars d’Osiris outrageusement mutilés le long du Nil), rassembler les pièces jusqu’à l’ultime fragment du corps démembré.
C’est ce qui nous reste à faire pour donner la clé du mystère de l’attribut céphalique surnuméraire de la Pintade sassanide. 
Ci-contre, à gauche, Mosaîque d'époque byzantine, Ve siècle, trouvée en Tunisie. Musée du Bardo. L'oiseau Pintade porte les doubles cornes symboliques. (Photo Lamblard).
Ci-dessous, la suite de l'article :